dimanche 18 octobre 2009

UNE NOUVELLE PAGE DE L'HISTOIRE MONDIALE COMMENCE Kissinger : «Les Chinois ne veulent plus de la domination du dollar sur l'économie»

Kissinger : «Les Chinois ne veulent plus de la domination du dollar sur l'économie»  

Propos recueillis par Renaud Girard
16/10/2009 | Mise à jour : 20:31
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«La France est l'un des très rares pays à avoir toujours eu une pensée stratégique globale, appuyée sur son cartésianisme naturel» Crédits photo : AP

L'ancien secrétaire d'État des gouvernements Nixon et Ford, promoteur de la realpolitik, est aussi l'artisan de la reprise entre les États-Unis et la Chine de Mao. De passage en France après un voyage en République populaire de Chine, il a reçu notre collaborateur à Paris. Entretien avec le Figaro.

LE FIGARO. - Vous revenez tout juste de Pékin. Quel est l'état d'esprit des gouvernants chinois face à la crise financière internationale, née à l'été 2008 aux États-Unis ? 
Henry KISSINGER. -Je vais vous donner mon opinion personnelle, qui est seulement celle d'un observateur informé. Je ne parle pas au nom de l'Administration Obama, pour laquelle j'ai beaucoup de respect, mais à laquelle je n'appartiens pas. Il y a toujours des divergences politiques importantes entre les Chinois et nous, les Américains. Elles ne sont pas très graves, elles ne menacent pas la paix dans le monde, mais elles existent. Elles sont gérées par de très intenses relations diplomatiques, par l'existence de très nombreux groupes de travail entre nos deux pays.

Les Chinois ne font pas confiance à l'Amérique pour bien mener les grandes affaires politiques de la planète. Ils trouvent que l'idéologie a une part trop grande dans la manière dont les Américains conçoivent les relations internationales. En revanche, les Chinois, avant cette crise financière, nous considéraient comme des gens sérieux et fiables dans le domaine de la finance et de l'économie. Ils faisaient confiance à notre modèle et souhaitaient même l'imiter. La violence de la crise, l'irresponsabilité montrée par les grandes institutions de Wall Street ont beaucoup surpris et choqué les Chinois. Nous les avons profondément déçus.

Aujourd'hui, ils ont engrangé leurs pertes, mais jamais plus ils ne nous feront confiance dans le domaine financier. C'est le grand changement. Comme ce sont des gens pragmatiques, ils ont compris qu'il fallait gérer cette crise en coopération avec nous, afin d'en limiter les dégâts sur les économies réelles de nos deux pays. Ils prennent en compte le fait que la très grande majorité de leurs immenses réserves de change est libellée en dollar et que leurs exportations de biens de consommation vers l'Amérique restent vitales pour la santé de leurs industries manufacturières. Les dirigeants chinois ont géré cette crise en coopération avec leurs homologues américains au cours des douze derniers mois, et ils continueront à le faire. Mais rien ne sera plus comme avant.

Faites-vous allusion au fait que le directeur de la banque centrale de Chine a déclaré, au début de cette année, que le dollar ne pouvait pas continuer à être la monnaie de réserve mondiale, et que le monde devait chercher à créer une autre monnaie-étalon, en s'appuyant sur le modèle des DTS (droits de tirage spéciaux) du FMI ? 
Il est clair que les Chinois ne veulent plus de la domination du dollar sur l'économie mondiale. Ils n'ont pas encore vraiment la solution, ils savent que ça ne dépend pas seulement d'eux, mais ce sont des gens patients, qui sont habitués à relever des défis de longue haleine. Comme toujours, ils ne vont agir que très graduellement.

Dans son fameux ouvrage consacré au «choc des civilisations», le professeur de Harvard Samuel Huntington avait prédit, dès le milieu des années 1990, que le Japon allait se montrer «suiviste» à l'égard de la Chine, et accepter qu'elle remplace les États-Unis comme puissance leader en Asie. Or, au début des années 2000, on a vu le premier ministre japonais Koizumi réaligner l'Archipel derrière l'Amérique. Huntington s'est-il trompé ? 
Les dernières élections au Japon ont vu la défaite cuisante du Parti libéral démocrate, lequel a gouverné le pays pratiquement sans interruption depuis la guerre de Corée. C'est un changement majeur. Aussi prudentes et courtoises qu'elles soient dans la forme, les premières décisions et déclarations du nouveau gouvernement japonais (retrait de l'aide militaire japonaise pour la guerre en Afghanistan, remise en cause du statut des bases américaines à Okinawa) indiquent une tendance lourde, qu'on aurait tort de sous-estimer. La période de l'alignement systématique du Japon derrière l'Amérique me semble bel et bien révolue.

Que pensez-vous de la nouvelle politique de votre pays face à l'Iran ? 
L'Iran, c'est une très grande nation. Lorsque j'étais aux affaires, nous avions des relations extrêmement profondes avec ce pays. Pas à cause de la personnalité du Shah, mais à cause de l'importance cruciale qu'avait selon nous l'Iran pour l'équilibre de tout le Moyen-Orient.

Dans son discours du nouvel an iranien, adressé au peuple perse et aux dirigeants de Téhéran, le président Obama a eu raison de prendre en compte cette réalité géopolitique, de témoigner du respect à la très ancienne nation iranienne. Le président a proposé, avec courage et sincérité, un dialogue d'égal à égal avec l'Iran. Ses dirigeants saisiront-ils la main tendue de l'Amérique ? L'idée, avancée tout récemment par les Iraniens, d'un stockage de l'uranium enrichi dans un pays tiers, est intéressante. Attendons de voir si Téhéran la poursuit.

Un groupe de trois officiers généraux américains à la retraite, tous anciens chefs du Centcom (Central Command, commandement régional couvrant tout le Moyen-Orient et l'Asie centrale) préconisent l'acceptation par l'Occident d'un Iran nucléaire, en échange de l'arrêt du soutien par Téhéran du Hamas et du Hezbollah. Qu'en pensez-vous ? 
Il est crucial de rassurer les Iraniens sur leur sécurité à long terme, afin de pouvoir, dans un deuxième temps, les convaincre de modérer leur soutien à des mouvements aussi extrémistes que le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais.

Je pense que c'est le rôle d'une diplomatie intelligente que d'y parvenir, une diplomatie à laquelle il faut évidemment associer les Russes. La vérité est que la Russie se méfie de la politique des sanctions commerciales mais qu'en même temps, elle n'a aucune envie de voir l'Iran, son voisin immédiat, devenir une puissance dotée de la bombe atomique.

Je ne partage pas l'avis exprimé par les trois anciens chefs du Centcom. Je pense qu'un Iran devenant une puissance nucléaire militaire déstabiliserait très gravement l'ensemble du Moyen-Orient.

En outre, cela constituerait une remise en cause fatale du TNP (traité de non-prolifération nucléaire de 1968, signé par l'Iran au début des années 1970). Ce traité est une construction diplomatique très importante, un succès du multilatéralisme, qu'il faut préserver à tout prix. Si l'Iran était rassuré sur le fait qu'il ne sera plus jamais agressé (comme il l'a été par l'Irak en 1980), il pourra peut-être en conclure qu'il n'a plus besoin de l'arme nucléaire.

À propos de la Russie, que pensez-vous de l'attitude de l'Amérique à son égard depuis la chute du mur de Berlin ? 
Nous avons commis l'erreur d'avoir parfois manqué de considération à son égard. Lorsque vous avez un partenaire stratégique qui, à un moment donné de son histoire, devient plus faible pour des raisons intérieures, c'est toujours une erreur que de le traiter avec désinvolture. Nous avons sous-estimé l'humiliation qu'ont ressentie l'élite et la population russe avec l'effondrement de l'Union soviétique. Je pense que l'Administration Obama a eu raison de rétablir un dialogue d'égal à égal avec la Russie. Maintenant, ce n'est bien sûr pas une raison pour accepter des excès, comme ceux de l'armée russe à l'égard de la Géorgie à l'été 2008.

Vous approuvez donc les négociations actuelles entre Washington et Moscou pour parvenir à une réduction très substantielle des arsenaux nucléaires stratégiques aux États-Unis et en Russie ? 
Oui. Mais je pense qu'en matière de désarmement nucléaire il ne faut pas être naïf. Le désarmement général n'est pas pour demain, ni pour après-demain. C'est l'affaire de plusieurs générations. Vous-même, vous ne le verrez pas de votre vivant. J'ai admiré le courage de la déclaration de votre président, Nicolas Sarkozy, au Conseil de sécurité des Nations unies, car il a osé le dire, de manière très carrée.

Le président Obama devrait-il répondre positivement à la demande de renforts supplémentaires exprimée par le général Stanley McChrystal, commandant en chef des forces de l'Amérique et de l'Otan en Afghanistan ? 
Je connais très mal l'Afghanistan ; mon avis n'est donc pas celui d'un expert. Simplement, je constate que le président a limogé l'ancien commandant en chef pour nommer McChrystal. Il lui a demandé un rapport sur la nouvelle stratégie que nous devrions suivre dans ce pays.

Le général a répondu ; il a proposé une nouvelle stratégie très claire, privilégiant la protection des populations par rapport à la chasse aux insurgés dans les déserts et les montagnes. McChrystal a raison. J'estime qu'il vaut mieux avoir 60 % du territoire afghan protégé à 100 % que 100 % du territoire protégé à 60 %. Maintenant, le général réclame à son président des renforts pour appliquer cette stratégie. Je pense qu'en toute logique Obama devrait répondre positivement au général qu'il a investi de sa confiance.

Il est vrai que, par ailleurs, nous sommes confrontés à un sérieux paradoxe. La guerre en Afghanistan est une guerre essentiellement américaine, alors que l'Amérique est très éloignée de ce pays. Pour parvenir à une stabilisation minimum de ce pays si difficile, il faudrait davantage associer à nos efforts ses grands voisins immédiats : la Russie, la Chine, l'Inde, le Pakistan et l'Iran.

Au sein de la dernière Administration républicaine, les néoconservateurs ont joui d'une influence considérable. Quel jugement le metternichien que vous êtes porte sur les néoconservateurs ? 
Ils ont une forme de raisonnement trotskiste. Ils ne font pas de différence entre la politique intérieure et la politique extérieure. Leur très grave défaut est de prendre le monde, non tel qu'il est, mais tel qu'ils le rêvent.

La France s'est opposée à eux de manière spectaculaire en 2003. Pensez-vous que la France ait encore un rôle important à jouer dans les relations internationales ? 
Oui, je le pense sincèrement. La France est l'un des très rares pays à avoir toujours eu une pensée stratégique globale, appuyée sur son cartésianisme naturel. J'ai énormément d'admiration pour le général de Gaulle, même si je n'ai pas toujours été forcément d'accord avec les options stratégiques qu'il a prises. Le monde en général, et l'Amérique en particulier, auront toujours besoin de la voix d'une France, qui s'exprime de manière libre, indépendante et cartésienne.

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