Le Japon donne un spectacle de fin du monde. . . Est-elle pour bientôt?
Il y a déjà eu cinq grandes catastrophes, il y a des millions d'années, qui ont éradiqué entre 90 et 95% du vivant. Elles étaient consécutives à des chutes de météorites ou à des volcans. Nous sommes certainement nés d'une de celles-là. La Terre elle-même est née comme cela, de plusieurs météorites qui ont choqué! Notre planète est à la fois une catastrophe et une naissance. Des séismes comme celui du Japon, il y en a déjà eu beaucoup. Ce n'est donc pas la sixième fin du monde…
Vous avez déclaré que "tout écologiste sérieux devrait être pour le nucléaire"... Maintenez vous la formule?
Je ne sais pas trop. La question n'est pas simple et elle est double. Il y a d'abord la question de l'énergie. Il y a aussi l'urgence de limiter les émissions de monoxyde de carbone. Pour le moment, l'énergie nucléaire est la plus propre.
Tant qu'il n'y a pas d'accident!
Il y aura un avant et un après Fukushima, c'est un événement mondial. Une catastrophe mondiale. Une catastrophe au sens littéral du mot, le "bord", une "coupure"… Mais à mon sens, il faut faire attention à la réaction à chaud. Merkel a arrêté les centrales nucléaires allemandes, mais elle a besoin des voix des Verts. C'est une réaction politique. Si demain matin il y a un débat sur le nucléaire, ce sera un bouc émissaire évident… Moi, je veux bien: je ne prends plus ma voiture quand je suis à Paris, je marche à pied. Il m'arrive de marcher quatre heures pour aller travailler. Je suis à une heure et demie de Bruxelles, j'y étais la semaine dernière et je ne le dis même pas à ma femme, c'est comme aller à la Défense. Lyon est à deux heures et Londres à deux heures et demie. En fait, j'habite "Palobru", Paris, Londres et Bruxelles à la fois. Grâce à quoi? À des dépenses d'énergie colossales! Quand mon grand-père est allé à San Francisco, il a mis six mois en goélette par le cap Horn. J'y vais deux fois par an, en douze heures d'avion. Si on voulait pédaler sur un vélo pour recharger son téléphone portable, il faudrait pédaler deux jours et demi! Voilà le débat qu'il faut poser. Pour le moment, on n'a pas de solution de rechange au nucléaire. On peut tout arrêter, mais on revient à la bougie…
Qu'est-ce que ça serait une société sans énergie?
Une société du Moyen Âge. Les éoliennes, ce sont les moulins à vent du Moyen Âge. L'énergie, la machine à vapeur, c'est justement la société industrielle du XIXe siècle. Comment faire une société où l'on dépense moins d'énergie? Pour venir jusqu'à chez moi à scooter, vous avez dépensé du pétrole et vous avez émis du CO2. Vous avez mangé chaud à midi, vous mangerez chaud ce soir. Votre alimentation vient d'Afrique du Sud, du Maroc… Ce débat-là met en question la totalité de nos conduites et de nos comportements.
Comment vit-on avec un potentiel de catastrophe aussi "certain"? C'est effrayant...
Il y a des catastrophes bien plus effrayantes dans l'histoire de l'humanité. À la fin de l'Empire romain, il y a une chute démographique telle qu'il faut attendre le XVIIe siècle pour retrouver le même niveau de population en Europe. On ne sait pas pourquoi la natalité a baissé à ce point. Il y a eu des effondrements de population gigantesques : on pense maintenant qu'au début du néolitihique, quand nos ancêtres se mettent à élever des moutons, il y a 12.000 ans environ, le passage des bactéries animales à l'homme a fait des dégâts considérables. Ce n'est pas étonnant que les grands textes de l'humanité commencent presque tous par un déluge. Il y a un déluge chez les hindous, chez les Égyptiens, chez les juifs, chez les Grecs… Ce qui prouve que nous sommes les enfants d'une catastrophe de ce genre. Nous sortons d'une période, depuis le début du XIXe où la Terre a été étonnament calme. On pense même aujourd'hui que la révolution industrielle et les progrès en Occident ont été possibles pendant une sorte de période d'assoupissement de la Terre. Et là, elle se réveille. Depuis que l'échelle de Richter a été créée, dans les années 1935, il n'y avait pas eu de 9. C'était le premier. On sait aussi qu'il y aura trois "Big One". Un sur la faille de San Andreas, en Californie. Un deuxième du côté d'Istanbul, et puis un troisième au Japon, où trois plaques s'emmêlent. On se sait pas quand…
Comment expliquez-vous le grand calme des Japonais?
Ils ont l'habitude du tremblement de terre… Et une grande sagesse. Au Japon, cela tremble tout le temps. Je me souviens d'un tremblement de terre au milieu de la gare. Cela dure longtemps. Personne ne bouge. Une autre fois, au théâtre. L'acteur a marqué une pause un instant et a continué. Les Japonais ont une culture du séisme. La première fois que j'y suis allé, j'avais apporté un panier de fraises. Mes amis japonais avaient commencé par manger les meilleures. Cela m'avait étonné. Ils m'avaient dit "au cas où"… On peut toujours mourir. Dans leur quotidien, ils n'ont pas la même conduite que nous. La mort est chez eux une compagne invisible. Cela forme un groupe, des individus très différents.
Très différents de nous, Français?
Nous, ici, en France, on ne risque jamais rien! On est le seul pays du monde à zéro risque! Dans le dictionnaire des risques, il n'y a pas la France. Je dis souvent, on n'a pas le droit de dire qu'il fait chaud tant qu'on n'a pas été à Bamako. On n'a pas le droit de dire qu'il pleut tant qu'on n'a pas été en Équateur. On n'a pas le droit de dire qu'il fait froid tant qu'on n'a pas été au Labrador l'hiver, et on n'a pas le droit de dire qu'il neige tant qu'on a pas été à Buffalo, sur les Grands Lacs… La France est un pays exceptionnel! Exceptionnel au niveau du climat, entre le pôle et l'équateur. On a les meilleurs fromages, les meilleurs vins, une agriculture formidable. Alors forcément, dès qu'il arrive une catastrophe quelque part, vu d'ici, c'est la fin du monde ! On est à l'inverse des Japonais. Comme on ne risque rien, on s'affole de tout!
Vous ne pensez pas que nous vivons une parenthèse? Que douze heures pour faire Paris- San Francisco, cela ne va pas durer éternellement?
Oui. Cela ne peut pas durer. On est en train de griller toute l'énergie de la planète. Il n'y a pas de doute. Dans un grand magasin américain, la moyenne de provenance des produits est de 10.000 km. Le volume des déchets sur terre a atteint le volume de l'érosion naturelle. Cela ne peut pas durer très longtemps. Ce n'est pas la fin du monde, c'est la fin d'une ère. On termine une ère. C'est une période de l'humanité qui s'achève.
Vous avez écrit qu'on est entré en néolithique 2...
Oui, depuis quelques années seulement, moins de 3% des Français sont des paysans. Ils étaient plus de 75% au début du XXe. Il y a aussi d'autres facteurs de changement d'ère, comme la généralisation de la péridurale, par exemple. Aujourd'hui, les femmes accouchent à 92 % sans douleur. Autrefois, jusqu'à 40% des femmes mouraient en couches, c'était terrifiant. L'espérance de vie des femmes était de 30 ans en 1850, elle est de plus de 80 aujourd'hui. Cela aussi, ça change tout. Quand elles se mariaient à 20 ans, elles juraient fidélité pour dix ans… pas pour les soixante ans d'aujourd'hui. Quand mon père est parti à la guerre de 1914, il donnait une dizaine d'années de vie à son pays ; aujourd'hui, un jeune de 20 ans, on lui demande de donner soixante ans de vie! En quelques années à peine, le rapport à la nature, à la naissance, à la vie, à la mort, à l'accouchement, tout a changé. Sauf les institutions de l'ancien monde. On ne vit plus dans le même espace. Regardez le Japon, le fait que l'on soit au courant, en temps réel, et de façon extrêmement précise de ce qui se passe à Fukushima, qui est au bout de mon jardin, cela aussi cela change tout. On est tous devenu voisins.
* Pour Michel Serres, l'événement le plus important du XXe siècle est "la fin de l'agriculture".