| La démesure de la dette financière s'affiche, telle une béance, dans les courbes ascendantes de déficits qui vibrent en rouge dans le début d'une longue nuit. En 2008, le montant des prêts hypothécaires américains se chiffrait à 11 000 milliards de dollars, dont 60% étaient « titrisés » sous forme d'obligations vendues au public. Le taux d'endettement de la France devrait s'approcher de 80 % du PIB à la fin de l'année 2010, rapporte mardi 3 mars, Le Figaro1 en citant une source gouvernementale. Ce taux, actuellement de 66 % du PIB, augmenterait de sept points par an jusqu'en 2010, assure cette même source. La dette dépasserait alors les 22.000 euros par Français, constate le quotidien. Plus tôt dans la journée, le premier ministre François Fillon avait estimé sur Europe12 qu'aucun plan de relance ne permettra d'éviter la crise […]Personne aujourd'hui ne peut savoir quand on sortira de cette crise. Ce qu'on sait, c'est que toute l'année 2009 sera une année de crise, avait-il affirmé, pressentant le caractère hors d'échelle du phénomène et formulant un aveu d'impuissance sidérée.
A l'échelle des Temps Modernes, l'apothéose du capitalisme aura finalement été de courte durée : ascension des Trente Glorieuses à partir des années cinquante, libéralisme sans entraves dans les années 80, achèvement de la dérégulation financière jusqu'à nos jours. Mais dans ce bref laps de temps, le système lègue une ardoise gigantesque, une panne du système, un credit crunch, tant économique qu'écologique. Le découplage du capitalisme financier par rapport à sa base de survie n'a cessé de s'accentuer. Et les remèdes proposés par les plans de relance ici et là tournent tous bon an mal an autour de mêmes recettes éculées, autant de manières de soigner le mal par le mal : renflouer les caisses des banques pour relancer la consommation et revenir à l'état antérieur, un retour à la « normale » du cycle de la croissance consumériste et productiviste. Comme si le socle du vivant et le tissu social pouvaient indéfiniment continuer à soutenir la perpétuation de la consommation et de l'endettement, sans autre forme de projet existentiel et politique. Pourtant, et la présente « crise » le démontre, la survie du capitalisme lui-même suppose que toutes les instances de la société et de la nature ne soient pas gangrenées par la dette.
Un système global hors d'usage
Or n'est-ce pas la pulsion de l'avidité sans limites d'un système vorace, où la richesse des uns est fondée sur l'endettement des autres, qu'il faut questionner au nom d'un nouveau modèle de société fondé sur d'autres valeurs ? C'est sans doute le moment ou jamais. Selon les experts du LEAP/Europe, un groupe européen de réflexion prospective, la crise économique pourrait évoluer vers des situations de chaos social, faites de violentes révoltes populaires. Dans son dernier bulletin, daté du 15 février, le LEAP annonce le début de la phase 5 de la crise systémique globale : la phase de dislocation géopolitique mondiale, après quatre grandes phases de déclenchement, d'accélération, d'impact et de décantation. Selon le LEAP, les dirigeants du monde entier n'ont pas tiré les conséquences de l'effondrement en cours du système qui organise la planète depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Hélas, à ce stade, il n'est plus vraiment permis d'être optimiste en la matière. Aux Etats-Unis comme en Europe, en Chine ou au Japon, les dirigeants persistent à faire comme si le système global en question était seulement victime d'une panne passagère et qu'il suffisait d'y ajouter quantité de carburants (liquidités) et autres ingrédients (baisse de taux, achats d'actifs toxiques, plans de relance des industries en quasi-faillite,…) pour faire repartir la machine. Or, et c'est bien le sens du terme de « crise systémique globale », le système global est désormais hors d'usage. Il faut en reconstruire un nouveau au lieu de s'acharner à sauver ce qui ne peut plus l'être.
Renforcer les filets de sécurité
Il importe que les dirigeants qui nous gouvernent encore prennent au sérieux la menace de dislocation des Etats et des équilibres géopolitiques, en protégeant ce qui constitue la base de la cohésion sociale : les écosystèmes qui assurent la vie sur Terre, les services publics, en particulier la sécurité sociale et les soins de santé, le soutien à l'agriculture, bientôt confrontée à la hausse du prix des semences. Des systèmes alternatifs de financements, tels que le micro-crédit, mériteraient d'être développés, ainsi qu'un système bancaire coopératif, soustrait à la spéculation, au service de l'intérêt général. La mise en place massive et rapide de tels filets de sécurité minimiserait le ressentiment de l'opinion publique et des ménages, actuellement sommés de payer la facture du désastre et qui, demain, pourraient rejoindre des meutes violentes et instituer des régimes autoritaires. Plutôt que réinjecter sans condition des milliards d'euros dans un système vicié, il s'agit de financer des biens et des services qui fassent sens par rapport à la production d'un système échelonné sur les besoins vitaux : respirer, se nourrir sans s'empoisonner, produire des aliments sans saccager, circuler sans polluer, se loger et se chauffer à un prix raisonnable dans des logements à basse consommation, accéder à la culture et à l'éducation, se former, ménager les ressources naturelles, produire une électricité sans conséquences périlleuses pour les générations futures...
C'est au moment où la crise explose que la commission Stiglitz sur les nouveaux indicateurs s'apprête à livrer son rapport au président de la République. Il s'agit d'intégrer au PIB les coûts d'ordinaires non comptabilisés des dégradations écologiques liées, par exemple, à l'étalement urbain, et de donner une valeur à des activités non marchandes telles que le bénévolat. Il s'agit de quantifier, à travers l'indicateur d'empreinte écologique, la surface en hectares nécessaire à fournir les ressources consommées, et à fixer des seuils de soutenabilité liés à l'évaluation de la biocapacité des écosystèmes : en d'autres termes, quantifier la dette écologique. Il s'agit aussi de systématiser les bilans des émissions de CO2 et de les rendre visibles, afin, éventuellement, de prélever enfin des taxes sur les pollueurs. Le bien être, la qualité de la vie sont aussi à prendre en considération pour forger le nouveau système de valeurs, qui devrait être au cœur de l'agenda du G20 début avril, si toutes ces recherches ne sont pas vaines.
Une nouvelle ère de responsabilité
Les atermoiements des Européens autour du bouclage du marché des quotas de CO2 contrastent avec la détermination exprimée par Barack Obama le 26 février devant le Congrès. Dans le cadre de son projet de budget, le président des Etats-Unis a en effet confirmé son intention de mettre en place dès 2012 un marché des émissions de CO2 de manière encadrée : d'emblée, l'accès à ce marché sera payant pour les entreprises, alors que l'Union européenne a prolongé la phase de gratuité des quotas aux industriels pour les trois prochaines années, se privant ainsi d'une manne financière dont elle aurait bien besoin pour faire face à la banqueroute générale. Aux Etats-Unis, les recettes du marché carbone s'élèveront à 80 milliards de dollars chaque année, dont 65 seront affectés aux familles en difficulté et aux entreprises pour aider à la transition vers une économie fondée sur l'énergie propre. En Europe en revanche, l'affectation de ces recettes dépendra de la bonne volonté des Etats.
Pour le moment, la sur allocation initiale de quotas aux industries lourdes, conjuguée avec la récession actuelle, a fait chuter le prix du carbone. A 10 euros la tonne, le système européen de quotas est totalement dépourvu d'intégrité environnementale. A ce prix, mieux vaut continuer à polluer et à ne pas investir dans des installations propres dans les pays du Sud. Ironie du dispositif, les industriels se servent de leurs quotas pour renflouer leurs caisses : les pollueurs se retrouvent payés par les Etats eux-mêmes, qui leur ont consenti cette manne gratuitement. Autre aberration : c'est grâce à leurs éoliennes que les entreprises d'électricité allemandes ont pu vendre des crédits carbone supplémentaires aux pays de l'Est. En regard des financements qu'il faudrait mobiliser dans la lutte contre les changements climatiques et leurs conséquences, estimées à 175 milliards d'euros par an autour de 2020, ces mesures paraissent dérisoires. Mais les Européens, en quête de nouvelles sources de revenus, pourraient à l'avenir accorder une attention plus vive aux propositions novatrices de contributions carbone telles que celles formulées par la Suisse, la Norvège et le Mexique. En attendant, la disproportion entre les moyens et les fins demeure frappante. Sans doute parce que la réalité de la crise systémique n'est pas encore perçue comme devant inciter à un renversement des valeurs.
Agnès SINAI © Tous droits réservés Actu-Environnement
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