Qu'est ce que l'approche intégrale ?
Une approche intégrale chercherait à donner sa place à chaque chose dans sa relation aux autres et au tout. C’est dire qu’elle ne saurait être exclusive : rien ne peut être rejeté mais tout aussi doit accepter d’être intégré et devenir intégrable. L’approche intégrale est donc étroitement liée à la possibilité d’une démarche synthétique. L’athéisme et le spiritualisme s’opposent, par exemple, mais on peut trouver en chacun d’entre eux, également, une exigence de vérité, qui est leur base commune, où ils peuvent se retrouver ; mais cela implique que chacun renonce à ses formes et croyances exclusives pour ne garder que cette exigeante recherche du vrai.
Souvent, la Vérité se présente de manière exclusive, alors qu’elle n’est vraie que dans la mesure de sa capacité à inclure. Ainsi nous devons parier que chaque chose est l’expression fragmentaire d’une vérité qui est toujours au-delà de ses expressions, mêmes les plus vastes. Sur cette base on peut se parler parce que nul ne peut plus se présenter comme le détenteur exclusif du vrai.
Je pense que c’est la conclusion à laquelle la pratique d’une pensée de plus en plus intuitive peut nous amener, car si l’intellect peut se considérer comme l’auteur des pensées qu’il manufacture, dès lors qu’il perçoit qu’elles proviennent d’une source plus vaste il ne peut qu’être frappé par l’imperfection fragmentaire de ses formulations. D’où la nécessité d’être plusieurs à rechercher le vrai, car nous avons besoin d’inclure tout ce que nous avons oublié.
La rencontre de l'Est de l'Ouest, l'intégration de la pensée occidentale et asiatique
L’Est et l’Ouest se rencontrent aujourd’hui sur la base d’une divergence morphogénétique : l’un a saisi le ciel et perdu la terre, l’autre a cru saisir la terre et a perdu le ciel. Ce faisant, deux types de civilisations ont pris forme. Chacune présente de vastes récoltes et Il faut reconnaître l’égale validité des deux chemins mais aussi leur égale incomplétude.
Le monde est entré dans un processus d’unification organique qui va, à un moment ou à un autre, déboucher sur la question de l’unification des normes, des politiques et donc des valeurs et d’un projet de développement qui soit commun à toutes les cultures, qui soit capable de les prendre toutes en compte. Dans ce travail, la France et l’Inde pourraient montrer la voie en travaillant ensemble à un projet mondial du développement humain. C’est là que la question de l’intégration de l’Ouest et de l’Est pourrait trouver ses premières formes. Les administrations étant ce qu’elles sont, on ne peut en attendre grand-chose. Les institutions universitaires sont aussi très sclérosées. C’est dans le monde de l’entreprise et de l’innovation managériale ainsi que dans le monde associatif que l’on pourrait peut-être trouver la réponse la plus dynamique.
Quant à l’intégration elle-même des deux cultures, il semble que la science occidentale n’ait finalement fait que reformuler la connaissance asiatique ancienne, mais avec un gain extraordinaire dans la connaissance détaillée des processus et la perception de la complexité.
L'intégration Corps, Ames, Esprit et les différentes formes d'intelligence : intellectuelle, émotionnelle, spirituelle, etc.
Quel est l’élément intégrateur et quelle est sa relation avec les autres éléments ? Dans la psychologie indienne, telle que Sri Aurobindo l’a reformulée, il y a l’âme et sa projection sur la nature extérieures où elle se forme comme âme de connaissance, de pouvoir, d’harmonie et de perfection.
Cette âme est aussi le siège d’une flamme ascendante, le feu sacrificiel des anciennes écritures : on devient cela à quoi on se donne. Si l’on sacrifie à la musique, on devient musicien, si l’on sacrifie à la science, on devient scientifique : quelque chose prend naissance en nous, s’établit, crée ses formes caractéristiques. Il s’agit d’un processus de devenir de soi. Tel devrait être le but de l’éducation mais aussi de la société : l’ouverture, pour le plus grand nombre, des différents chemins d’un devenir de soi, d’une découverte et d’un perfectionnement constants. Les mots « croissance » et « développement » pourraient alors trouver leur vrai sens.
Intégration et évolution des différents systèmes de représentation
Quelle est la méthode de la pensée synthétique ? « Pensée c’est dire non » disait Alain. Ce qui me frappe chez Sri Aurobindo c’est qu’il s’agit d’une pensée qui dit « oui » à chaque chose mais qui n’accepte pas les limites par lesquelles elle se définit. La synthèse détruit l’étroitesse exclusive des représentations pour s’emparer de la vérité qu’elles recèlent et les ajouter à son trésor d’une connaissance vaste en cours de constitution. Ainsi, lorsque Sri Aurobindo se saisit des fondements de la culture indienne, il détruit les murs de l’orthodoxie dans lesquelles elle s’était emprisonnée ; il ne s’intéresse qu’à leur universalité et leur capacité à devenir à nouveau créateurs de nouvelles formes. Il fait de même avec l’Occident.
« L’universalité, c’est le local moins les murs » disait l’écrivain portugais Miguel Torga. Mais les murs ce sont aussi les formes et l’on s’attache aux formes et aux formules. Il y a là un travail de renoncement nécessaire et difficile : comment renoncer à ce que l’on croit vrai ? Il ne s’agit pas de passer des compromis mais de trouver le lieu où les points de vue qui semblent s’opposer s’avèrent complémentaires et nécessaires l’un à l’autre. Elucider les méthodes de l’approche synthétique et les généraliser serait l’une des priorités d’une Université intégrale.
Ce qu’il y a de frappant dans l’ordre dominant actuel, c’est que nous sommes régis par des signes institués: le diplôme est le signe de la connaissance, l’argent le signe de la richesse, l’Etat le signe de la volonté générale ou de la nation et le PIB le signe du développement. Ils ont bien évidemment une connivence car ils peuvent s’échanger entre eux. Or ils mentent et c’est bien là le problème. En les prenant pour vrai, on se ment à soi-même quant à la réalité que ces choses prétendent représenter. Le fait qu’Auroville se veuille « au service de la Vérité » nous conduit nécessairement à l’impossibilité d’instituer aucun signe, car la vérité ne peut pas être instituée sans commencer à prétendre et cesser par là d’être vraie. Cela touche tous les rôles et toutes les représentations, toutes les médiations, tout ordre qui cherche à s’instituer.
Education, Economie, Management, Politique, Santé, Etc.
Education, économie et gouvernance sont étroitement imbriquées car ils sont la manifestation différenciée d’un même paradigme. Dans la société actuelle, l’économie domine et détermine les formes des deux autres. L’école s’est subordonnée en grande partie à l’objectif d’employabilité et l’Etat a renoncé à faire davantage qu’à rendre le marché supportable en gommant, par la redistribution, les excès d’inégalités qu’il génère naturellement.
Une société dont l’objectif est l’accès du plus grand nombre aux produits désirables et, par conséquent, au pouvoir d’achat, subordonne le travail à la recherche d’une rémunération, et l’éducation à l’obtention d’un diplôme qualifiant.
A Auroville, nous avons fait le pari d’inverser le processus : le but n’est pas de consommer mais de trouver une activité par laquelle le développement de soi peut se poursuivre en relation avec les autres. Pour cela, il faut que le travail soit libéré de la contrainte d’assurer
De même, nous avons (du moins quelques uns d’entre nous) fait le pari d’une éducation libérée de la course aux diplômes (et à l’employabilité) au bénéfice d’une éducation intégrale qui respecte la personnalité et de chacun et lui permet d’émerger et de se développer librement (ce qui ne veut pas dire sans exigence, bien au contraire). Mais cette liberté n’est pas celle de la nature instrumentale, c’est, plus profondément, celle de l’âme, celle dont l’âme a besoin pour trouver l’espace de son émergence.
Sur le plan de la gouvernance, les choses sont plus confuses. La Mère avait trouvé la formule de « l’anarchie divine » comme étant l’idéal pour Auroville. La question est de savoir comment l’on s’achemine vers une telle chose, comment on expérimente et comment on apprend. Il est évident que c’est le seul modèle qui ne peut pas être institué, et qu’il ne peut être découvert qu’à travers un processus expérimental d’apprentissage. Mais est-ce bien différent de ce que l’on appelle aujourd’hui « leadership de l’auto-organisation » ?
Une collectivité qui n’institue jamais la vérité dont elle vit ou qu’elle recherche peut donner l’impression d’un brouillard incertain, d’une confusion incompétente. Gardons-nous de la lire avec la grille de lecture du rationalisme cartésien, car quelque chose d’autre est en jeu qui ne peut ni prétendre ni promettre, celle d’une authenticité qui se cherche et qui refuse de renoncer à elle-même au profit d’une représentation incomplète, voire falsifiante et usurpatrice.
Education, économie et gouvernance forment un système cohérent et l’on ne peut changer l’une sans changer les autres. Si le projet social est d’accéder aux biens et services, alors tout doit se subordonner à la recherche des moyens de paiement. Si le projet est le développement de l’homme, c’est-à-dire de la conscience dans l’homme, alors l’éducation est mise au centre et le travail lui-même trouve une fonction nouvelle : les hommes travaillent pour progresser et grandir ensemble tout en faisant progresser et grandir le monde dont ils font partie. Alors l’aventure humaine, celle de la découverte et de la perfection de soi, pourra-t-elle vraiment commencer.