Appel de contributions
Utopies économiques
Numéro 72 (automne 2014)
Ce numéro propose d'analyser comment l'entreprise, en tant qu'organisation productrice de biens et de services, est parfois conçue comme lieu d'expression et de promotion de valeurs politiques, d'engagement individuel et de mobilisation collective. À rebours d'une vision qui ne considérerait l'entreprise que comme une chambre d'enregistrement des rapports socio-politiques qui traversent la société, il s'agit de l'envisager comme une potentielle « utopie économique ». L'« utopie », littéralement « non-lieu », renvoie aux représentations qui transgressent l'ordre social établi et elle vise à le dépasser. Parler d'« utopies économiques », c'est donc s'intéresser aux pratiques qui ne se conforment pas à l'ordre économique dominant, voire qui entendent le subvertir de manière plus ou moins radicale. Si ces pratiques ne constituent pas un ensemble suffisamment homogène pour incarner une alternative à l'hégémonie du système économique conventionnel, leur existence invite néanmoins à nuancer le diagnostic d'une « fin de l'histoire » tel que pouvait le formuler Francis Fukuyama dans un article resté célèbre publié à l'aube des années 1990 au moment de l'effondrement du régime soviétique . Cependant, le terme d'« utopies économiques » n'a pas d'intérêt heuristique s'il conduit à hypostasier la mise à l'épreuve de l'idéal. Au contraire, il s'agit de restituer la fabrique des compromis individuels, collectifs et institutionnels qui résultent des incessantes tensions entre des injonctions contradictoires et des antagonismes de valeurs. Afin de saisir cette dynamique, on privilégiera l'articulation entre éclairages théoriques et étude de cas concrets, notamment avec des comparaisons internationales. Nous questionnerons les utopies économiques sous l'angle de leurs frontières, à travers trois dimensions : les frontières sémantiques et pratiques, les frontières de la politisation, et enfin les frontières entre travail et engagement.
- Frontières sémantiques et pratiques
Le premier axe proposé invite à un éclaircissement des frontières sémantiques et pratiques au sein des utopies économiques, et à une attention aux jeux de distinction, de rapprochement ou de transfert. En effet, on constate aujourd'hui une profusion de courants et de désignations : économie sociale, économie solidaire, entrepreneuriat social, responsabilité sociale et environnementale des entreprises… Au-delà des querelles de définition, quelles pratiques socioéconomiques, quels types de réseaux militants et entrepreneuriaux, quelles formes d'organisation internes ces approches recouvrent-elles ? Quels rapprochements et quelles oppositions irréductibles entre les usines modèles de ceux qu'on désigne parfois comme les « socialistes utopiques » (Saint-Simon, Owen, Cabet, Fourier) du XIXe siècle et les plaidoyers actuels de l'influent manager de la Harvard Business School, Michael Porter, pour la création d'une « valeur partagée » ? Comment les tenants de l'économie sociale et solidaire plus proches des mouvements sociaux perçoivent-ils l'émergence de l'entrepreneuriat social, promu au sein des écoles de gestion ou de cercles patronaux plus proches du Forum économique de Davos que de l'altermondialisme ? Comment saisir la circulation internationale des références et des modèles, à l'image de la célèbre Grameen Bank du Prix Nobel Mohammad Yunus ?
- Les frontières de la politisation
Le second axe proposé suggère d'analyser les frontières de la politisation de ces utopies économiques. On considère ici deux aspects de la politisation : d'une part, les relations avec les pouvoirs politiques institués et, d'autre part, le processus de montée en généralité et de prise de position au sein d'un débat. Le premier aspect permet de dépasser les découpages peu féconds entre public/privé et politique/économique pour s'interroger sur les articulations entre injonctions publiques et initiatives privées dans les expériences étudiées. Quels dispositifs législatifs, institutionnels et fiscaux ? Quelle intégration au sein de politiques publiques ? Quel rôle pour un ministre délégué chargé de l'Économie sociale et solidaire en France ? Le second aspect de la politisation évoqué éclaire le degré d'explicitation des ambitions politiques des expériences économiques. Dans quelle mesure les pratiques entrepreneuriales étudiées sont-elles articulées à un discours plus général sur la société, sur les inégalités ou les discriminations ? Comment comprendre par exemple le succès du discours sur la diversité au sein des grandes entreprises durant la dernière décennie ? Dans quelle mesure certaines dimensions de la démarche entrepreneuriale peuvent-elles être considérées tour à tour comme techniques ou politiques (ressources humaines, comptabilité, relations avec les parties prenantes…) ?
- Les frontières entre engagement et travail
Le troisième axe explore les frontières entre engagement et travail. Ces frontières traversent la plupart des collectifs, que ce soit au sein des entreprises privées ou des associations, mais aussi des dispositifs présentés à la fois comme une offre d'engagement et comme un emploi, tels que le « service civique » ou les « emplois d'avenir » appuyés par le gouvernement en France. Dans les formes d'entrepreneuriat collectif et engagé, comment saisir l'entrelacement des rapports hiérarchiques, du « nous militant », des instruments d'évaluation et de rationalisation des activités, des formes de mobilisation, de bénévolat et de rémunération, de dévouement et d'intéressement ? La syndicalisation en milieu associatif rend bien compte de cette complexité, entre revendication d'un « vrai » travail (avec les protections afférentes), volonté de ne pas devenir « une entreprise comme une autre » et trouble dans l'harmonie supposée du collectif associatif. Dans quelle mesure le dépassement des formes conventionnelles du travail en entreprise, à travers l'autogestion ou l'autoentrepreneuriat par exemple, résout ou redouble ces difficultés au sein des utopies économiques ?
Des déclarations d'intention (une page) de la part des personnes qui souhaitent contribuer à ce numéro doivent être envoyées avant le 1er septembre 2013.
Si votre proposition est acceptée, votre manuscrit complet devra être envoyé au plus tard le 15 décembre 2013.
Veuillez envoyer votre déclaration d'intention aux responsables de ce numéro :
Sylvain Lefèvre, Professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale (ESG-UQAM) Chercheur à la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable lefevre.sylvain@uqam.ca
Matthieu Hély, Maître de conférences en sociologie à l'Université Paris X-Nanterre Chercheur au laboratoire Institutions et Dynamiques Historiques de l'Economie (UMR CNRS 8533)matthieu.hely@u-paris10.fr