Les Facebook Credits concernent virtuellement plus d'un demi-milliard d'individus et surtout leur connexion avec le monde réel est beaucoup plus forte que les Linden dollars et autres WoW Gold. Il ne s'agit plus d'échanges pour rire, entre avatars, au sein d'un univers fermé, mais bien de transactions entre personnes réelles.
L'enjeu n'est plus alors d'organiser des flux économiques dans un monde alternatif à la réalité, mais d'organiser au sein du monde réel une circulation différente de la monnaie. On change de dimension. Et pour comprendre ce qui se joue aujourd'hui, il faut élargir le champ de références. Les monnaies virtuelles qui émergent aujourd'hui empruntent certes aux expériences menées autour des jeux en ligne. Mais elles sont également issues de deux univers originellement distincts, qui tendent de plus en plus à se fertiliser mutuellement: la contreculture alternative et le marketing.
Monnaies alternatives
La première est marquée par le souci du partage et de la solidarité, un intérêt marqué pour les échanges non-marchands, et un goût décidé pour l'autogestion et plus généralement tout ce qui permet à la société en général, ou à des communautés en particulier, de s'organiser librement, hors du contrôle des Etats et en marge du modèle de l'économie de marché. C'est dans ce cadre qu'ont été expérimentés les systèmes d'échanges locaux (SEL), qui sont parmi les premiers exemples de monnaies alternatives. Il s'agit de systèmes d'échanges alternatifs, fonctionnant à l'intérieur d'associations locales qui permettent à leurs membres de procéder à des échanges de biens, de services et de savoirs sans avoir recours à la monnaie traditionnelle. On cite souvent l'exemple des Chiemgauer développés en Bavière depuis 2003 et qui ont connu un succès remarquable, mais les expérimentations se sont multipliées aussi bien dans les pays développés qu'au sein des nations émergentes.
En Europe, on associe généralement les SEL à une culture politique de gauche ou d'extrême gauche, mais aux Etats-Unis ils sont également rattachés à la tradition libertarienne, dont est issu le mouvement du Tea Party. Au Canada, où le mouvement est né en 1983, les local exchange trading systems (LETS) ont été conçus d'une façon moins idéologique, comme le précise le manuel rédigé par Michael Linton, fondateur du premier réseau.
L'idée originale était d'offrir un complément local à la monnaie nationale, afin de faciliter les échanges de services, notamment entre personnes démunies d'argent. Par exemple, un membre du LETS gagne des crédits en gardant une personne âgée et les dépense plus tard auprès d'une autre personne du même réseau. Les transactions sont enregistrées dans un registre central ouvert à tous les membres. L'enjeu des LETS est ainsi de dynamiser et valoriser des échanges, en particulier les échanges de services, qui auraient du mal à être monétisés en économie marchande.
Les programmes de fidélisation constituent la deuxième lignée ascendante des monnaies virtuelles. Les plus anciens dateraient de la fin du XVIIIe siècle, et dès le XIXe siècle de grandes firmes ont tenté de fidéliser leurs clients avec des coupons et autres bons cadeaux. Mais c'est dans les années 1980, à peu près en même temps que naissent les premiers SEL, que les modèles d'aujourd'hui prennent leur essor.
Ce sont les compagnies aériennes, dans le contexte de la déréglementation lancée par le président Reagan, qui se montrent les plus inventives. American Airlines se lance la première, bientôt suivie par la plupart des grandes compagnies, puis par des firmes d'autres secteurs. L'enjeu premier est de résister à la concurrence et donc d'affronter la vague de libéralisation des années 1980. Mais ce modèle s'impose aussi dans un contexte particulier, celui des économies développées parvenues à un stade de maturation où la croissance naturelle du nombre de clients d'un service donné est limitée. Les fameux "miles" qui nous permettent de voyager sans bourse délier ont pour but premier de nous fidéliser, et de reconstituer ainsi une clientèle captive. Il s'agit désormais d'un grand classique du marketing – une des bases de la discipline.