"Fabriquer son futur: les nouvelles tendances de l'innovation numérique et sociale"
Express yourself, publié le , mis à jour
"Fab Labs", mouvement des "Makers", "économie collaborative" ou "BoP": ces tendances, signes d'une vision de l'innovation plus ouverte et inclusive, impactent en profondeur nos modèles économiques, analyse Olivia Lisicki.
Qu'ont en commun les Fab Labs, le mouvement des "Makers", l'économie collaborative et le BoP? Bien plus que des buzz words, ces nouvelles tendances sont des lames de fond dans nos sociétés qui sont à rapprocher à bien des égards. Symptomatiques d'un mouvement global vers une nouvelle vision et pratique de l'innovation plus ouverte et inclusive, davantage ancrée dans l'écosystème et s'adressant au plus grand nombre, elles préfigurent des transformations profondes dans nos modèles économiques.
Dans son livre Makers, Chris Anderson décrit l'avènement d'un nouveau monde industriel porté par les fab labs (Fabrication laboratory) ou "Makerspaces", ces espaces ouverts à tous pour réparer, prototyper, fabriquer tout type d'objet de l'artisanat traditionnel à l'électronique high-tech, avec des imprimantes 3D et des découpeuses laser. On peut y dessiner soi-même ses objets ou adapter des plans libres de droit, dénichés sur le web (un vélo, par exemple) et s'entraider entre bricoleurs, designers, artistes, étudiants...
Des lieux pour "geeks"? Peut-être, encore. Certains diront aussi que ces innovations numériques n'ont pas grand-chose de social ou durable. Et pourtant... A travers eux, une nouvelle façon d'agir, d'entreprendre et de consommer émerge, qui rejoint (et doit certainement le faire plus encore) la logique du partage et de l'accessibilité à tous de l'économie collaborative et inclusive.
Le mouvement des Makers, de l'économie collaborative et de "la base de la pyramide" (BoP) ont en commun plusieurs principes et façons de faire:
1/ Des solutions alternatives
Les trois modèles se sont développés comme un mouvement "underground" (Anderson utilise pour les fab labs l'analogie des groupes de rock indépendants, "alternatifs"). Ils s'affranchissent des formats et circuits classiques, interrogent les règles de l'échange marchand. Non pas comme un dogme militant, comme un simple appel du coeur ou à des valeurs écolo-humanistes, mais comme une réaction concrète et rationnelle face aux situations nouvelles et complexes, pour imaginer d'autres possibles et répondre à des besoins qui ne sont pas satisfaits.
C'est la recherche de nouveaux équilibres, repensant les modes d'usages des biens et la création de valeur. Une valeur qui se mesure autrement. A la richesse des interactions sociales qu'elle génère et à celles dans lesquelles elle puise... pour s'enrichir elle-même! Car l'innovation se nourrit des liens sociaux, de la création "avec", du "co-", qui conditionnent son émergence et son succès auprès du plus grand nombre.
Le succès du recyclage d'objets (voir cette étonnante vidéo sur le recyclage dans la construction de maisons), du covoiturage, couchsurfing, coworking... n'est pas seulement l'expression de nouveaux imaginaires de consommation et de la débrouille en temps de crise, appuyée par la puissance du web (proche de la 'bidouille' Do-It-Yourself des fab labs). Bien plus, il marque l'impasse d'une économie à bout de souffle, qui s'est éloignée des besoins réels et de ce qui la fait vivre sur le long-terme: le capital humain.
Se dessinent aujourd'hui les contours d'une autre économie imprégnée de l'esprit du web
Se dessinent aujourd'hui les contours d'une autre économie imprégnée de l'esprit du web, basé sur l'échange, libre, ouvert à tous, où l'essentiel est dans les liens et non dans les biens. "La communauté est l'avantage concurrentiel", dit Anderson, l'échange économique doit aujourd'hui capitaliser sur la proximité, le contact étroit avec les clients et les parties prenantes, et se concentrer non pas sur le volume, mais sur la valeur délivrée au consommateur -valeur pratique, économique et surtout symbolique, relationnelle- en remettant ce dernier au centre des offres. Des principes déjà à l'oeuvre dans l'approche social business(entrée du "social" dans la sphère de l'économie): la création de marché est désormais bien appréhendée comme un processus socialement encastré où l'empathie, la confiance et les aspects relationnels dominent.
2/ Des espaces de partage et effets de "crowd"
Dans les trois modèles, on retrouve la volonté de partage à la fois comme finalité (des produits et services qui doivent toucher le plus vaste public possible) et comme mode de travail (non pyramidal, fertilisant les idées des uns et des autres, passant -dirait Jeremy Rifkin- "d'un pouvoir hiérarchique à un pouvoir latéral et collaboratif"). A travers les expériences de l'économie collaborative, Makers et BoP, émerge un nouveau mode de pensée en réseau qui privilégie la transversalité.
Dans les fab labs par exemple, l'information est créée en collaboration avec n'importe qui, partagée avec tous, réutilisée et réimaginée. Ces expériences font prendre conscience de l'importance de l'écosystème, des interactions constantes avec notre environnement extérieur et surtout des opportunités à la clé: ce qui fait la réussite des logiciels libres par exemple, c'est la communauté d'acteurs qui réalise des produits destinés à compléter ou à appuyer le produit de celui qui a mis en accès ses sources.
Dans les fab labs, on peut faire ensemble même si cela est pour soi
Ce qui fait le succès de démarches BoP, c'est la co-construction, c'est tout le maillage avec des acteurs locaux, associatifs, publics... parties prenantes des chaînes de valeur "hybrides". Dans les fab labs, on peut faire ensemble même si cela est pour soi. Selon Jean-Louis Fréchin, ce métissage du collectif et de l'individuel et ces nouvelles organisations sociales et créatives seront la "marque de fabrique des entreprises du XXIème siècle pour gérer les défis de la complexité et de la transformation du monde".
L'appel au groupe, à la foule (crowdsourcing, crowdfunding...), à la pollinisation des idées, à l'intelligence collective est désormais une grande tendance qui traverse tous les milieux pour mettre en commun des moyens, des savoirs et améliorer la recherche de solutions dans différents domaines (1,5 milliard de dollars de contributions collectés en 2011 par les plateformes de financement participatif comme KissKissBankBank).
3/ L'esprit juggad & "grass-root": frugalité, ingéniosité et bottom-up!
L'idée est de faire plus intelligent avec moins de moyens, pour le plus grand nombre, en s'appuyant... sur le plus grand nombre. C'est toute la philosophie de l'innovation indienne qui inspire sa stratégie de développement inclusif, bâtie tant sur la révolution numérique que sur celle du développement durable.
En Inde, la prise d'initiative des gens par eux-mêmes, dans des situations très contraintes, a conduit à de très nombreuses innovations de terrain (portées par des agriculteurs, des artisans, des femmes dans les campagnes...), qu'un réseau comme Honey Bee oeuvre à connecter pour les développer à grande échelle avec l'appui de la R&D (150.000 innovations connectées à ce jour!).
L'apparition d'une économie de réseau invisible où chacun innove pour s'en sortir
On pourrait comparer ce génie du terrain indien et cette dynamique de réseau (qui pourrait être amplifiée avec des fab labs connectés) à ce qui se passe aujourd'hui dans la société civile en France à travers l'économie collaborative: l'Observatoire Système D qui étudie l'attitude des Français face à la crise constate l'apparition d'une économie de réseau invisible où chacun innove pour s'en sortir, dans une même improvisation créative. Ces innovations partent de 'simples' citoyens cherchant à contourner les difficultés, puis se diffusent par l'échange et l'entraide vers le reste de la société (la plateforme de location d'appartements de particuliers Airbnb, par exemple, intéresse tout le monde).
Cette approche d'innovation ascendante, au coeur de l'économie collaborative, rejoint l'ambition BoP ou Makers, qui se veut organisée du bas vers le haut, en portant une attention prioritaire aux besoins et usages dans la société, et en faisant confiance aux gens pour exprimer leurs attentes et identifier les moyens d'y répondre. "Là où se trouve le problème se trouve aussi le savoir pour le résoudre", disait Gandhi...
Les "Rers", plateforme collaborative où chacun peut apprendre des autres et enseigner aux autres
Comme les fab labs tentent de démocratiser la technologie (la sortir du cercle des geeks ou ateliers de création élitistes) pour que tout un chacun se réapproprie les outils de production et de création, les nouveaux modèles inclusifs transforment les amateurs en professionnels pour porter leurs propres solutions. On peut penser par exemple au Barefoot College, centre d'éducation populaire ouvert à tous, pour tous les domaines (santé, habitat, énergies...). Tout le monde y est à la fois enseignant et élève (à l'image des Rers en France, "réseaux d'échanges réciproques de savoirs", plateforme collaborative où chacun peut apprendre des autres et enseigner aux autres).
Le "collège" dispense un programme pour électrifier des villages en Inde, où les femmes s'engagent, une fois formées, à enseigner la technique à d'autres femmes dans une chaîne d'apprentissage mutuel. Ces "ingénieures aux pieds nus" ont installé des panneaux photovoltaïques dans 574 villages, éclairant 11.000 familles. Ce programme a permis de "démystifier la technologie solaire et démontrer que des communautés pauvres et laissées-pour-compte savent l'utiliser", raconte Bénédicte Manier, auteure de Un million de révolutions tranquilles.
Cette expérience fait écho à l'esprit des fab labs où chacun est tour à tour apprenant et formateur (l'équipement est mis gratuitement à disposition à condition que chacun s'engage à contribuer aux projets des autres et à rendre son travail reproductible). Il s'agit d'aider, là aussi, les gens à réaliser ce dont ils ont besoin, à comprendre le pouvoir de faire cela eux-mêmes (le fameux "empowerment" cher à l'innovation sociale).
La démocratisation des outils numériques pour la fabrication d'objets permet, selon Anderson, la réappropriation des moyens de production par monsieur-tout-le-monde. L'innovation ne serait ainsi plus l'apanage de privilégiés, mais potentiellement à la portée de tous, l'esprit du web valorisant la diversité des cultures et des parcours, et montrant que les moins favorisés sont, eux aussi, riches de connaissances. L'auteur y voit un potentiel de création illimité. Cette vision est l'avenir pour... 2030 selon une étude britannique de Forum for the Future: y est prédit l'avènement d'un consommateur "autonome", co-créateur de nouveaux modes de production et de distribution.
L'innovation peut être festive
Tous ces modèles bousculent les schémas classiques, et ont un potentiel énorme s'ils appréhendent bien le caractère systémique de l'innovation où dimensions technique, numérique, sociale, durable... forment un tout. Un défi de taille. Mais ce que ces modèles partagent aussi est l'enthousiasme et le plaisir d'agir pour co-penser le futur, un plaisir qui devrait être contagieux et fertile... Comme le dit le philosophe Patrick Viveret: "Il faut concevoir le changement comme un projet d'invitation à la vie, non comme un refus ou un empêchement. L'innovation peut être festive".
http://m.lexpress.fr/emploi-carriere/emploi/fabriquer-son-futur-les-nouvelles-tendances-de-l-innovation-numerique-et-sociale_1233390.html
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