Patrice van Eersel
Journaliste et écrivain sa curiosité inlassable le pousse, dans tous les domaines, aux frontières du connu. Dernier ouvrage paru : Mettre au monde - Enquête sur les mystères de la naissance, éd. Albin Michel
Marc de Smedt
Éditeur et écrivain, son bonheur est d'avoir su concilier ses activités créatrices avec une vie à la campagne. Dernière ouvrage paru : Exercices d'éveil pour petits chatons, éd. du Relié.
Toutes les chroniques de :
Marc de Smedt - Patrice Van Eersel
Autres chroniques
Retour à la liste des chroniquesImprimer l'article
Envoyer l'article à un ami
Marc de Smedt - Patrice Van Eersel
Que pensent les 2 rats de la mutation de clés ?
Gordes, le 30/11/2010
Mon cher cousin des villes,
Notre numéro 68 qui vient de paraître et d'être présenté par une grande partie de la presse et des journaux télévisés, marque une consécration pour notre magazine qui est né, comme tu le sais bien, de façon tout ce qu'il y a de plus artisanale, il y a 22 ans, dans une bergerie provençale. Certains ont été déçus de cette transformation, regrettant l'ancienne formule trimestrielle. Mais, pour de multiples raisons, y compris de survie, il nous fallait évoluer. C'est chose faite et la vidéo tournée avec Perla et Jean-Louis Servan-Schreiber pour notre site explique bien ce processus. D'après les échos que nous en avons, nous gagnons dans cette nouvelle aventure un public plus vaste et plus jeune : pour moi c'est essentiel. Car si nos idées peuvent être diffusées davantage auprès des générations montantes, le pari aura été gagné : quel plus beau voyage partagé avec un plus grand nombre que celui de la quête du sens ?
Et puis, il faut que je te raconte quelque chose : lorsque j'ai eu l'idée de créer ce canard, un matin de 1988, très précisément au saut du lit, j'en avais marre de voir que nos idées n'étaient relayées par aucun média. Depuis, et heureusement, les choses ont bien changé et nous avons participé à cette évolution. Mais en ce jour fondateur, il y a 22 ans, je me souviens avoir déjà eu en moi une forte ambition pour le journal que nous allions créer. Je me disais : « Il faut qu'il devienne l'égal des plus grands ! » J'espère que nous sommes, en toute humilité en ce qui me concerne, sur ce chemin-là. Donc longue vie à Clés, dont ce n'est certainement pas la dernière incarnation. Une seule chose compte : que nos réflexions continuent à éclairer et à faire du bien.
Qu'en penses-tu mon cher cousin ?
Mon cher cousin des champs,
Ah, cette mutation ! On en cause beaucoup, entre amis. C'est vrai que, de la « revue trimestrielle Nouvelles Clés » au « magazine bimestriel Clés », nous sommes passés d'un extrême à l'autre. A Nouvelles Clés, pendant 22 ans (18 pour ma part), nous avons ramé comme des malades pour trouver quelques petites publicités, généralement payées avec de gros rabais, si bien que... Nouvelles Clés n'a jamais pu être une entreprise viable - même si, depuis cinq ans, avec une croissance de 8,5 % par an en moyenne, nous ne perdions plus d'argent et en gagnions même un peu, de quoi payer quelques frais, mais certainement pas le dixième de nos coûts. Pour nous en sortir, mon cher cousin, tu avais eu l'habileté de savoir monter une vraie petite usine à gaz - à laquelle tu m'avais cordialement invité à participer -, avec la collection Clés en coédition chez Albin et le Club Nouvelles Clés, en partenariat avec le Grand Livre du Mois, sans compter le site (là, c'est plutôt moi qui, à la fin des années 90, avais énormément insisté pour que nous mettions le journal en ligne, quand tu craignais, non sans quelques raisons, que nous nous y enlisions).
Finalement, nous nous en sortions plus ou moins, en nous payant très mal, en travaillant beaucoup, souvent à des tâches pour lesquelles nous n'étions que très peu compétents, et bien sûr en payant très mal nos pigistes, qu'il nous était absolument impossible d'envoyer en reportage, etc.
La pertinence de nos propos et de notre démarche était évidente pour nos actionnaires, qui étaient d'accord pour mettre de l'argent dans l'entreprise, pour financer une « nouvelle formule ». Mais tous, de façon logique, demandaient qui dirigerait celle-ci. Ni toi, ni moi ne sommes des patrons de presse - tu es un éditeur, je suis un journaliste. Cela faisait donc dix ans - onze exactement, puisque notre premier projet de « nouvelle formule » date de 1999 - que nous cherchions une solution, en nous associant à des pros de la presse. Cinq ou six projets sont tombés à l'eau pendant cette décennie. Et finalement, c'est avec Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber (qui nous soutenaient depuis vingt ans) que l'accord s'est fait - après qu'ils aient vendu le groupe Psychologies à Lagardère.
Alors bien sûr, d'un seul coup, nous passons à un autre stade... Je vois ça comme un saut quantique. Je veux dire qu'il ne s'est visiblement pas trouvé de solution intermédiaire - du moins pour nous, tels que nous sommes... - entre l'ancien Nouvelles Clés un peu artisanal, plus ou moins bien fagoté, mais en relation d'empathie fusionnelle avec son noyau de lecteurs, et le nouveau Clés, beaucoup plus pro, plus beau, capable de porter nos idées à un niveau supérieur, aussi bien dans la qualité journalistique que dans la quantité d'exemplaires vendus. Et donc, oui, brusquement, nous sommes devenus séduisants pour toutes sortes d'annonceurs, dont les publicités choquent un certain nombre de nos anciens lecteurs.
Cela dit, j'aime donner à mes amis quelques précisions... Depuis que nous cherchions une solution pour grandir, pour atteindre d'autres couches de la population et pour disposer de plus de moyens afin de travailler de façon plus professionnelle, on nous avait toujours dit : « Si vous voulez franchir le pas, sachez que vous serez obligés de faire un féminin et qu'il vous faudra vendre plus de 100 000 exemplaires » (soit trois à quatre fois plus que ce que nous vendions), autrement dit passer carrément à autre chose, autre contenu, autre public, etc. Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber ont été les premiers à ne pas nous tenir ce discours. Pour eux, « il y a une vie en dessous de 100 000 ». Et, même si les femmes seront toujours majoritaires, pas question de refaire un nouveau féminin à la façon de Psychologies (qui a dépassé les 350 000 exemplaires), car les thèmes et sujets que nous traitions dans Nouvelles Clés ont toujours vraiment passionnés nos nouveaux dirigeants. Seulement, ils veulent mettre ces thèmes et sujets en forme dans un média qui parlera à plus de gens, aussi à des plus jeunes (et je dois dire qu'apparemment, ça marche !) et de mener cette nouvelle entreprise en dehors des gentils petits ghettos purs et durs, où nous avions fini par nous complaire...
Je dois dire aussi que, personnellement, ce que nous vivons là me rappelle furieusement un épisode déjà vécu, il y a exactement 31 ans, quand nous sommes passés du premier Actuel (petit mensuel psychédélique de la contre-culture des années 70, consacré aux communautés, à la route, à la libération sexuelle, au rock alternatif, à la marijuana, à l'écologie et à la littérature beatnick), au second Actuel (grand magazine des années 80, qui allaient être - nous en étions convaincus - entreprenantes, technologiques, métissées, ouvertes à la « sono mondiale » et fondamentalement joyeuses). À cette époque, déjà, nous avions vu brusquement débarquer la publicité et des maquettes pro. Et plusieurs d'entre nous - dont j'étais - avions été gravement choqués. En ce temps-là, il s'agissait d'une pub masculine (tabac, alcool et belles voitures), tout un secteur qui a, depuis, été cassé par la loi Evin. Aujourd'hui, le gisement de pub est essentiellement féminin (cosmétique, parfums et soins). C'est comme ça - le luxe est l'un des rares secteurs qui tiennent bien en temps de crise, et même en temps de guerre ! Pourquoi ? ce serait un intéressant sujet d'article... Et je me souviens qu'en 1979, lors de cette mutation, beaucoup d'amis gauchos, routards et babas nous avaient quittés - car évidemment, la pub déjà à l'époque était payée par de grandes entreprises, qui appartiennent à des groupes, possédés par des multinationales, qui sont en fin de compte toutes propriétés du... diable - c'est bien connu ! Question éternelle. Le rapport à l'argent n'est jamais simple, ni dans un sens, ni dans l'autre - je me souviens d'un vieux sage, qui me disait : « Mon ami, sois riche, ou sois pauvre, mais fais en sorte de rester libre par rapport à l'argent. » Beau programme : tu y arrives, toi, cher cousin ?
Mais, pour en finir avec le second Actuel - une grande réussite économique, surtout au début -, ce fut un grand canard, qui a laissé une trace positive (nous préparons d'ailleurs un best, qui sortira chez La Martinière fin mars 2011). Vu depuis mon petit bout de la lorgnette, sans ce second Actuel je n'aurais jamais pu faire les reportages qui m'ont permis d'écrire La Source noire, Le Cinquième rêve ou Mettre au monde...
Bref, tu m'as compris, j'espère fortement qu'il en ira de même - dans un tout autre genre bien sûr - avec le nouveau Clés et que celui-ci permettra la floraison d'une nouvelle génération de journalistes, intéressés par l'évolution du monde, de l'humanité et de la conscience, individuelle et collective.
Quant aux lecteurs déçus, j'espère qu'en fin de compte, ils nous reviendront. Bien sûr, si nous avions disposé d'une baguette magique, nous aurions mené de front les deux entreprises : la revue trimestrielle Nouvelles Clés, avec son côté labo spirituel artisanal de pointe, et le magazine bimestriel Clés, ouvert à un public plus large (et plus jeune : ça, je l'ai vérifié à maintes reprises depuis le mois de septembre). Mais c'était là un rêve irréalisable. Un rêve de toute-puissance infantile...
Puisse en tout cas le principe de réalité ne pas nous rester en travers de la gorge. Et vive la nouvelle aventure !
Embrasse tes rates pour moi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire