jeudi 31 mars 2011

Entretien avec Michel Saloff-Coste par Eric Caulier. Paris, janvier 2011.

Entretien avec Michel Saloff-Coste par Eric Caulier. Paris,  janvier 2011.

 

EC. : Pouvez-vous me parler de votre vécu, de l'expérience créative dans votre pratique, dans vos arts ?

 

MSC. La question du vécu tourne autour de l'expérience elle-même, sans l'aspect théorique. Je vais essayer de parler de mon expérience et ensuite comment cela m'a amené à y réfléchir.

 

Même si cela part de l'expérience, je pense que ce n'est pas interdit de réfléchir...

J'ai été amené à la créativité très jeune, parce que j'avais tendance à vouloir inventer les choses. Par exemple, quand je regardais mon programme scolaire, je découvrais les multiplications et j'avais envie de les réinventer.

 

J'étais plus intéressé par le processus de création personnelle que par le fait d'apprendre de quelqu'un d'autre une formule toute faite. J'avais par rapport à la connaissance, le désir ou le besoin de la créer moi-même.

 

Cela posait des problèmes avec le maître d'école parce que je proposais les multiplications à ma manière. Quand j'arrivais en classe, je voulais en donner les explications au maître. En général il était très énervé car il ne voulait pas entrer dans ma démarche. Il n'éprouvait aucune fascination pour ma solution. Dans le champ des connaissances classiques il ne m'était pas possible de proposer ma manière de voir.

 

Mais cependant, dans le domaine de la peinture, champ moins occupé, ma créativité était plus volontiers acceptée. Finalement, quand un enfant peint, on le laisse faire, d'autant plus que j'étais dans le milieu très d'avant-garde, (mon père était collectionneur de peintures contemporaines, mon grand-père était un peintre d'avant-garde contemporain). Et là, j'ai eu non seulement le droit de faire ce dont j'avais envie, mais en plus j'étais très encouragé.

 

J'ai eu des critiques négatives dans tous les domaines des connaissances classiques ou habituelles. Que ce soit en mathématique ou en rédaction, on me tapait sur les doigts dès que je voulais inventer. On me disait : « non, les mathématiques c'est cela et pas autre chose », «voilà comment on fait une rédaction ». Tandis que dans la peinture, non seulement on me laissait, mais en plus on m'encourageait dans la sphère privée.

 

A l'école il n'y avait pas vraiment d'espace pour cela. Mais j'avais ce petit réservoir-là.

Cela s'est renforcé tant et si bien qu'au final, toutes les autres matières ont cessé de m'intéresser parce qu'il n'y avait pas d'espace pour ma propre créativité.

 

Mais par contre, j'ai commencé à peindre à longueur de temps car là je pouvais faire les choses à ma manière et cela m'amusait.

Il y a ce contraste entre la peinture et les matières imposées à l'école.

 

La seule chose qui me plaisait à l'école, c'est lorsqu'on me proposait un espace libre pour faire une conférence sur des thèmes. C'étaient les seuls moments où je me sentais bien et très motivé. En général, cela marchait bien parce que j'avais des choses intéressantes à dire. On m'écoutait avec intérêt.

 

Dès que je n'étais pas dans un processus créatif, un effet immédiat d'endormissement m'envahissait. Le système scolaire tel qu'il était ne m'apportait rien d'enrichissant. Le fait de voir les gens ressortir des connaissances qu'ils répétaient comme des perroquets me semblait d'un ennui total.

 

Cependant, l'effet était différent avec les professeurs eux-mêmes créatifs. Alors, tout de suite, cela m'intéressait à nouveau et je suivais quelques cours avec délectation. Je me suis rendu compte assez rapidement que je me sentais en communion avec ces professeurs créatifs, car j'y étais très sensible. Heureusement que j'ai connu ces quelques professeurs qui se démarquaient du système scolaire classique. Ainsi, je n'étais pas complètement désespéré à l'école ! L'école m'a ouvert, malgré tout, grâce à ces professeurs créatifs qui étaient pour moi de véritables vecteurs.

 

Quand on étudie Rimbaud, même si le professeur n'est pas créatif, le sujet qu'on étudie est hyper créatif. Donc, le bon côté de l'école a été de me mettre en connexion avec un certain nombre d'oeuvres qui, elles, m'ont passionné.

 

Je me suis mis à lire beaucoup. C'était une manière concrète d'être en contact avec des auteurs créatifs et de voir l'émergence de la connaissance dans son jaillissement.

 

Je me suis très vite aperçu que pour moi, paradoxalement, les gens déjà morts étaient les plus vivants, car ils avaient laissé des traces d'œuvres significatives. Je me sentais en unisson avec eux. Par contre, les gens qui m'entouraient et qui étaient dans une sorte de reproduction du savoir, me semblaient être complètement morts.

 

Vers l'âge de quinze ans, j'ai même écrit un texte sur les morts avec qui je me sentais bien comme Rimbaud, Artaud ou Socrate et combien je me sentais loin des gens vivants autour de moi. Cela me posait une sorte de dissociation avec mon entourage qui s'est renforcée jusqu'à l'âge de dix-huit ans, au moment où je suis sorti du secondaire. Là, je ne savais pas trop quoi faire, parce que je sortais tout de même très détruit moralement de ces années de scolarité qui m'avaient fait beaucoup souffrir. La souffrance, c'était déjà de ne pas être 24 heures sur 24 dans un milieu créatif.

 

Je me suis posé la question de ce que je voulais faire. Par lentes éliminations successives, l'idée m'est venue de faire les Beaux-Arts. J'avais essayé les Arts Appliqués mais ils ne me semblaient pas assez créatifs. Aller à l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts me semblait être le champ où j'allais pouvoir le plus entrer dans ma créativité.

 

Pour la première fois, à mon grand étonnement, après ces 18 ans de douleurs passés dans l'enseignement, je me suis retrouvé aux Beaux-arts, quai Malaquet, dans une atmosphère très différente, car mes études consistaient essentiellement à étudier des gens créatifs. Je me suis retrouvé avec des professeurs comme Singier, grand peintre de l'école de Paris. Cela fut très intéressant, ne serait-ce que la rencontre avec Gustave Singier !

 

Il était dans le non savoir, dans l'accompagnement, dans le questionnement de ce que je voulais moi-même créer. C'était déstabilisant pour moi, car admirant ce qu'il faisait, je croyais qu'il allait m'apprendre quelque chose ! Mais non ! Il était juste là, ne disait pas grand chose, mais il regardait.

Ces nouvelles personnes rencontrées étaient beaucoup plus proches de la logique de création. Et je me suis senti mieux...

 

J'ai fait beaucoup de dessins. Au début on commençait par le dessin du corps humain, qui était considéré comme la matrice universelle de tous les arts, et j'ai fait des dessins de nus huit heures par jour... Au-delà des techniques que nous apprenions, l'objectif à atteindre était d'apprendre à devenir un Peintre. Et devenir un Peintre, un créateur, était quelque chose d'assez mystérieux !

 

Je me souviens d'une phrase intéressante entendue dans le contexte de la création : « Aux Beaux-Arts, on ne peut pas vous garantir que vous serez un Peintre, mais vous saurez reconnaître un faux d'un vrai. » Cette phrase était assez mystérieuse. Je me demandais « qu'est-ce qu'ils veulent dire par là ? ». C'est vrai que cette phrase relevait bien du sujet, car le problème n'était pas tellement de savoir si on était soi-même créatif, mais de savoir reconnaître ce qui est authentique de ce qui est faux.

 

Les cinq années que j'ai passées aux Beaux-Arts ont été un espace de création, car pour la première fois, une institution m'offrait un tel espace. Je passais assez rapidement au delà des quelques cours techniques reçus. La plupart du temps, je travaillais sur ma création, sur mon acte créateur.

 

A force de voir des oeuvres, l'oeil se forme. On commence rapidement à reconnaître ce qui est du « réchauffé », c'est à dire quelqu'un qui répète un savoir qu'il n'a pas lui-même élaboré et qui ne soit pas lui-même l'espace du jaillissement de la connaissance. Cela ne peut se faire que dans une sorte de modestie extrême, parce que pour être dans cette authenticité-là, il faut être dans le lieu de l'inconnaissance.

 

Le cours avec Singier (il était très taoïste), consistait à se connecter par soi-même à sa source intérieure. C'est pour cela qu'il n'avait pas grand chose à dire, sinon de nous répéter : « là, tu es encore dans la technique, dans la référence. Quand arriveras-tu à toi, à ton essence ? »

 

La deuxième chance que j'ai eue, c'est qu'à la même époque, un ami m'a vivement conseillé d'aller à Vincennes écouter Gilles Deleuze.

 

J'ai eu la chance de le suivre pendant cinq ans. Il était extraordinaire, car il était arrivé à un niveau de maturité de son discours absolument étonnant. Je n'ai jamais retrouvé l'occasion de voir dans une salle cent personnes alors que celle-ci ne pouvait en accueillir que cinquante  ! Quatre heures durant, nous étions là, serrés les uns contre les autres, dans un silence impressionnant ! Nous étions conscients de vivre des moments exceptionnels.

 

Dès que je suis entré dans les cours de Gilles Deleuze, j'étais en état de lévitation et de totale écoute pendant quatre heures. Cela m'amusait d'être ainsi à l'inverse des cours classiques : dans ces cours, chacun attendait que quelqu'un pose une question qui nous fasse rire pour déclencher une hilarité qui nous sortirait de l'ennui.

 

Mais avec Gilles Deleuze, si quelqu'un posait une question, c'était tout juste si l'assemblée ne hurlait pas pour qu'il continue son cours ! Evidemment, le seul qui était réellement intéressé par la question était Gilles Deleuze ! Il rebondissait aussitôt dans une digression très intéressante. Il répondait toujours de manière extraordinairement profonde. Donc là, avec Gilles Deleuze, il y a eu une deuxième formalisation du savoir, de la création, de la connaissance.

 

Ce qui m'a beaucoup plu, c'est son livre sur Nietzsche, en tant qu'affirmation de l'acte de création, en tant que philosophe qui a pensé l'acte créateur. Peu de philosophes ont pensé l'acte créateur en tant qu'émergence et cela m'a énormément aidé à comprendre la création et à me comprendre moi-même, car toute ma vie j'ai souffert de ce que Nietzsche avait signifié de cette sorte d'humanité morte qu'il appelle « la réaction » et qui est toujours en négation de l'affirmation.

C'étaient mes deux ballons d'oxygène.

 

Evidemment se construisaient, progressivement, les deux grands axes de ma propre affirmation : les arts plastiques et l'écriture.

 

Pendant toutes ces années, je peignais, j'explorais les arts plastiques sous différents angles ainsi que les médias et je continuais à écrire.

 

Que ce soit dans la peinture ou dans l'écriture, j'étais maintenant confronté à mon acte créateur, puisque j'avais trouvé un espace où je pouvais l'explorer. Le challenge était de trouver mon écriture et ce que j'avais à dire, moi, personnellement.

 

Une chose peut être intéressante à dire, c'est le rôle de la psychanalyse à l'intérieur de cela.

 

Comme j'éprouvais des difficultés par rapport au système scolaire classique, très tôt, le corps enseignant a conseillé à mes parents de me faire suivre par un psychologue... J'ai donc vu un psychologue dès l'âge de sept ans.

D'ailleurs, jusqu'à présent, j'ai « enchaîné des thérapies ».

 

J'ai fini par me rendre compte que le diagnostic posé sur moi par le corps enseignant disant que j'étais malade, pour moi, c'était plutôt le corps enseignant qui était plus malade que moi.

Ceci dit, cela eut un énorme avantage, car c'est grâce à cette difficulté que j'ai pu bénéficier, très jeune, d'un travail de thérapie et d'approfondissement de moi-même.

 

Le premier thérapeute avec qui j'ai travaillé était l'un des grands disciples de Lacan.

Ce fut intéressant pour moi, car j'ai bénéficié d'un travail sur le langage et sur le décryptage de mon inconscient de l'âge de sept ans à mes trente ans environ. On ne se voyait pas chaque semaine car cela aurait été trop onéreux. Il avait vite repéré que j'étais créatif, alors il m'a dit : « Vous ne pourrez pas faire une thérapie classique, donc venez quand vous le souhaitez ».

J'ai apprécié son travail.

 

Puis, à mesure que j'avançais en âge, j'ai étudié la psychologie, dont Freud, et ainsi j'ai découvert Jung. Je me suis aperçu que j'étais beaucoup plus jungien que freudien, que moi-même je vivais toutes les questions que Jung se posait sur la synchronicité, sur l'inconscient collectif. Elles faisaient énormément écho chez moi.

 

C'est là que mon thérapeute, plutôt freudien, et moi avons commencé à avoir des désaccords épistémologiques. Cela a correspondu à un moment où apparaissait le phénomène du développement personnel, qui est d'ailleurs très lié à Jung (Carl Rogers, par exemple) et j'ai enchaîné sur des formes de thérapie rogériennes qui renforçaient ma créativité et étaient une manière d'accentuer ma recherche de l'écriture singulière.

 

Arrivé à la fin de mes études, ayant beaucoup écrit et peint, comment allais-je maintenant gagner ma vie ?... Dans la peinture, dans l'art, on me disait « revenez quand vous aurez quatre-vingt-dix ans », « il n'y a de bons artistes que morts », « revenez quand vous serez un peu plus vieux »…

 

Or j'avais vingt ans, je ne voyais pas comment j'allais vivre financièrement en tant qu'artiste et ma famille s'en inquiétait.

 

Mais j'ai trouvé un domaine qui était à la fois économique et créatif : c'était la publicité, en plein développement dans ces années là.

Très rapidement, dans la publicité, j'ai gagné beaucoup plus d'argent que mes frères qui avaient fait les grandes écoles.

 

D'où une anxiété nouvelle de la part de mes parents, qui se demandaient comment je me procurais tout cet argent ! Ils pensaient que j'étais peut-être dans un trafic de drogue, car à l'époque la publicité était encore peu connue.

Ils avaient du mal à imaginer comment quelqu'un d'aussi jeune pouvait gagner aussi rapidement autant d'argent.

 

Pour moi c'était très bien, parce qu'en une seconde de créativité je gagnais mon mois et cela me finançait ma peinture et mon écriture. Cela se perpétuait ainsi : d'un côté ma création pure, de l'autre mon activité de publicité.

 

 Ensuite mon travail de création pure a commencé par recevoir une certaine aura et une reconnaissance dans le monde de la publicité.

 

C'est à ce moment-là qu'une autre question a commencé à m'intéresser : mettre en forme mes écrits épars, mon début d'aventure créative, dans un texte qui ferait sens pour moi, et qui me permettrait de me démarquer. Je sentais que dans la publicité on vieillissait très vite, et que si à trente ans je ne trouvais pas quelque chose d'un peu différencié, mon modèle s'effondrerait. A l'inverse de l'art, un publicitaire de plus de trente ans a du mal à survivre.

 

Je me suis donc mis à écrire. Cela a donné un premier texte sur la post-histoire, sur la complexité du monde moderne et les difficultés à en raconter l'histoire, un peu l'inverse de Fukuyama : au lieu de considérer qu'on est à la fin de l'histoire parce qu'il n'y a plus d'histoire, considérer au contraire qu'on est à la fin de l'Histoire parce qu'il y a trop d'Histoire (ce n'est pas du tout le même concept).

 

J'ai fait une première présentation de cette recherche au Centre Georges Pompidou, où j'avais exposé l'année précédente mes photos, une de mes premières expositions personnelles.

 

A la suite de cela je me suis retrouvé au Ministère de la Recherche dans le cadre du Centre de Prospective et d'Emulation de Thierry Gaudin. C'est là, dans cet espace auquel Thierry Gaudin a voulu m'associer, que j'ai pu creuser mes thématiques.

Bien m'en a pris, parce que je me suis trouvé dans des conditions très particulières à un moment très particulier, à la fois nourri et dans un espace d'écoute.

 

Ces cinq années passées au Ministère de la Recherche m'ont permis de rencontrer des gens passionnants et inventeurs. Cela me donnait une dynamique intellectuelle incroyable. Eux-mêmes écoutaient ce que je faisais, donc c'était très enrichissant dans les deux sens.

 

Vers la fin de cette période, alors que j'écrivais, ma compagne est partie faire un MBA aux Etats-Unis. Nous sommes partis tous les deux et j'ai passé une année dans une université américaine, avec pas grand chose à faire.

 

Je passais donc beaucoup de temps dans la librairie et je lisais beaucoup de livres. Je me posais de plus en plus la question suivante : « qu'est-ce que la créativité et le génie » ? 

Je me suis aperçu qu'il y avait beaucoup d'éléments à ce sujet en anglo-saxon, beaucoup plus qu'en France.

 

Je me suis aperçu que les Américains avaient développé beaucoup de tests pour repérer la créativité. Je me suis rendu compte que c'était central dans la dynamique américaine de se poser la question : « qu'est-ce que le génie ?», « comment valoriser le génie chez les gens ? », « comment attirer aux U.S.A les gens les plus géniaux ?», « comment exploiter le génie des gens ?». Il y avait toute une littérature qui n'existait pas en langue française.

 

Je me suis mis à lire les quelques 500 livres qui traitaient de cette question, puis à faire les tests qui, au sein de l'université, étaient proposés à la sortie du MBA.

 

Ce fut un grand changement dans ma vie, parce que jusque là, il y avait cette idée qu'on m'avait mis en tête à l'âge de sept ans, idée partagée par mes parents et par ma famille, que j'étais un enfant dérangé qui avait des problèmes psychologiques majeurs.

C'était sans doute pour cela que je ne pouvais faire que les Beaux-Arts, et non les grandes écoles.

 

Quand les spécialistes américains ont fait ces tests, ils m'ont révélé qu'une personne sur un million avait mon niveau de créativité. « C'est très rare ». Ce spécialiste a refait une série de tests, il s'est passionné pour le cas.

 

Pour la première fois, il m'a expliqué tous les problèmes que j'avais rencontrés, non plus négativement (il fallait que je me transforme), mais positivement : c'était le résultat d'une surcapacité qui créait ces problèmes avec mon environnement. Mais en fait, il y avait là un trésor incroyable.

 

Je me rappelle très bien avoir envoyé les résultats de ces tests à ma mère : «Je ne suis pas débile, je ne suis pas malade, je suis simplement surdoué, voilà !».

 

Cela a été un élément majeur de ma vie. Je pense que si on avait pu faire ces tests-là lors de mes dix ans, cela aurait tout changé.

 

J'ai perdu beaucoup de temps à essayer de me battre contre mes capacités plutôt que de les utiliser. J'aurais infiniment plus produit si dès le début, j'avais été repéré comme enfant surdoué. Ainsi j'aurais pu suivre un cursus adapté. Cela aurait été moins douloureux et moins destructif pour moi.

 

En plus de la peinture et de l'écriture, je me suis rendu compte que j'étais aussi doué en musique.

 

L'écriture pour laquelle je me suis le plus donné a engendré « management systémique de la complexité », puis « management du troisième millénaire », qui est devenu une sorte de best seller.

 

Ce livre m'a amené à intervenir de plus en plus à haut niveau dans les entreprises. Le bon côté, c'est que cela m'a fait de nouveau gagner ma vie mieux encore qu'avec la publicité. Cela m'a permis aussi de m'intéresser au monde entier. Tous les secteurs étaient intéressés, et cela me permettait d'étudier le monde à travers mes missions et de rencontrer des gens parmi les plus influents de mon temps, en France en tout cas.

 

Mais cela a aussi été mauvais, parce que j'ai expérimenté une deuxième chose qui est assez intéressante. Cette fois-ci ce n'est plus les autres qui m'instrumentalisaient, mais moi-même.

 

Mon succès m'a enfermé. J'avais produit une connaissance que l'on me demandait de venir révéler. Mon succès m'a enfermé à l'intérieur d'une pensée morte.

Elle avait l'avantage d'être la mienne mais néanmoins, dans la mesure où on me demandait toujours la même chose, elle était devenue mortifère.

 

Ayant beaucoup souffert par le passé d'incompréhension, le fait d'être reconnu devenait important pour moi. Hélas, j'étais pris au piège de ma propre vanité liée à ma reconnaissance : quand je m'ennuyais à l'école, il m'était facile de sortir de ce processus, même s'il y avait une pression sociale très forte, tandis que dans l'autre, j'étais impliqué à travers ma propre vanité de réussir.

 

J'ai perdu beaucoup de temps car je ne savais pas dire non quand on me demandait de répéter dix fois la même conférence, alors que je voulais créer du nouveau tous les jours. Moyennant quoi, j'ai failli me tuer moi-même (car c'était moi-même qui disait oui !).

 

Je suis sorti de cela assez récemment, en 2005, quand la crise est arrivée.

Le summum de l'ennui que je ressentais au bout de quinze ans, à répéter la même chose, et la crise ont fait qu'à nouveau, je me suis retrouvé dans le vide, ce qui m'a obligé à réfléchir.

 

J'ai fait un bilan de ma vie. J'avais cinquante ans, c'était le bon moment.

 

J'ai développé trois axes qui étaient de me dire : « j'ai été enfermé en France, dans le business to business, à répéter la même chose. Il faut que je me lance dans le grand public, l'international. Je dois reprendre contact avec ma création, refuser systématiquement de répéter, me forcer à créer tous les jours quelque chose ».

 

Je me suis remis dans l'acte de création à travers la peinture et à m'ouvrir à l'international.

Ainsi, j'ai redécouvert un espace beaucoup plus vaste qui m'enrichissait.

 

Et je me suis mis aussi à imaginer une offre beaucoup plus « grand public ». Dans l'offre précédente, la bonne nouvelle était que j'intéressais des gens très influents. Mais la mauvaise nouvelle était que, même si je connaissais les cent personnes les plus influentes de France, j'étais très peu connu dans les milieux d'influence de très haut niveau. Par contre, mes livres étaient peu lus par le grand public.

 

Donc je me suis mis à écrire un roman, à mettre largement mes contenus sur internet, à faire des expositions, à démarrer l'Université Intégrale, qui était beaucoup plus ouverte vers le grand public à des tarifs accessibles.

 

Je me suis donc ouvert à ces trois dimensions : l'international, le grand public et mon propre processus de création.

 

Cela a été difficile, car il fallait que je remette en route mes neurones et que je reprenne confiance en moi.

 

Mais le bonheur a été de m'apercevoir que, même si c'était dur d'aborder les problèmes de manière créative, de faire des conférences sur des sujets inattendus, de saisir les occasions où je me mettais en danger en quelque sorte, je suis entré de nouveau dans un processus créatif et c'est une renaissance.

 

Depuis cinq ans je me suis remis à peindre beaucoup et à écrire des textes où j'essaie d'être en rupture.

J'essaie le plus possible d'être créatif, de me mettre en danger (en créant l'Université Intégrale, c'était ça).

 

C'est assez angoissant, parce qu'on est hors du connu, on fait des choses inattendues, on ne sait pas comment cela va fonctionner. Mais je me rends compte que j'ai un grand bonheur à le faire, même si c'est difficile.

 

 

 

EC. : Il y a deux expressions qui m'ont particulièrement marqué : être l'espace du jaillissement de la connaissance, être dans le lien de l'inconnaissance et de la non connaissance. Pourriez-vous revenir un petit peu sur ces expressions ?

 

MSC. :  J'en ai fait un livre, puisque c'est le grand sujet de « Trouver son génie. Je pense que c'est le coeur de votre sujet mais aussi le coeur de ma vie.

 

Je me suis aperçu qu'au-delà de la couche rationnelle qu'on peut avoir et que j'ai appelé le formel, (le champ de la science), au delà de la couche émotionnelle, (le champ de l'art avec le conscient et l'inconscient), il y a un troisième niveau qui me paraît le plus intéressant, le plus caché et que Jung a commencé à approcher : c'est l'inconscient collectif.

 

C'est le lieu de l'inspiration, le lieu du spirituel au sens de la gnose, sans que l'on mette automatiquement derrière cela un signifié particulier. Le jaillissement créatif est clairement dans ce lieu-là.

 

C'est en faisant le vide, en s'inscrivant dans le non savoir, qu'on peut être l'espace d'une émergence. C'est un peu comme en physique quantique, où on travaille sur le vide, on fait le vide le plus possible, et on sait qu'au coeur du vide le plus absolu, c'est un état instable où, bizarrement, à partir du rien, par une sorte d'instabilité même du vide, peut naître un univers.

 

On pense même que c'est l'extrême vide qui est susceptible de créer le big bang. L'extrême vide crée une instabilité, qui crée une sorte d'étincelle de matière et d'anti-matière qui brusquement explose en univers. C'est un peu ça au niveau de la création.

 

Je pense que les grands créateurs sont des bulles à vide. Ce sont des gens qui arrivent par une certaine modestie, parce que cela a à voir avec la modestie, à créer en eux un état de protection de toutes les influences, qui fait qu'ils vont devenir le lieu d'émergence de quelque chose.

 

Ce qui est compliqué, c'est qu'on touche quelque chose qui est à la fois de l'ordre de l'intime, du singulier, et qui pourtant est très loin de l'ego.

 

C'est pour cela que j'ai distingué l'ego de l'individu et la personne. J'aime bien le mot « personne », parce que dans « personne » il n'y a personne au sens de « plus personne », et en même temps c'est un mot qui signifie aussi la « personnalisation ». Ce sont les deux, c'est-à-dire que le grand créateur est à la fois quelqu'un de profondément singulier, c'est ce que j'ai voulu signifier dans le terme de « génie ». C'est trouver sa personne, sa personnalité.

 

Et la personnalité c'est l'endroit où on va pouvoir, à travers nos caractéristiques, de nous en tant que singularités, exprimer l'infini, expliquer le non savoir. Dans ce sens-là on le voit très bien dans les plus grands génies, ceux qui inspirent l'humanité.

 

Si vous prenez par exemple la figure de Lao Tseu, on voit bien que sa figure est très différente de celle de Jésus Christ. Et l'expression de Jésus Christ est très différente de celle de Lao Tseu. Pourtant le message de fond, si on sait lire entre les lignes, est le même.

 

Mais par contre il y a un véritable génie, une singularité, et dans ce sens-là les messages de Jésus-Christ et de Lao Tseu sont très complémentaires. Et heureusement qu'ils existent, parce qu'au fond ce qu'on n'a pas compris chez Jésus-Christ, on va pouvoir le comprendre chez Lao Tseu et inversement. Et on pourrait dire la même chose du Bouddha, de Socrate, etc.

 

C'est-à-dire que quelque part, au fin fond du singulier extrême, c'est là où je suis totalement contre la dissolution totale de l'ego.

Le danger des gens qui veulent dissoudre l'ego, c'est qu'ils dissolvent ce qui peut les amener au delà de l'ego.

 

Comme ceux qui se battent contre le mental, alors que le mental, s'il est bien adapté, peut vous aider d'une manière extraordinaire à dépasser le mental.

 

De la même manière c'est un gros contresens de vouloir à tout prix dissoudre l'ego.

 

D'autant plus que quand on a connu l'éveil, on s'aperçoit que l'ego est tellement petit par rapport à l'infini, que de toute façon ce n'est pas le sujet.

 

L'important c'est de se mettre petit à petit dans une position de modestie, qui fasse que cette espèce de protection qu'on peut appeler l'ego au premier niveau ne vous empêche pas de découvrir votre individualité qui peut vous ouvrir la porte à votre personne.

 

Et la porte de la personne, le génie de chacun, la personnalité, c'est le point où on est à la fois singulier et ouvert sur l'infini.

 

 


 


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