samedi 27 février 2010

Evelyne Cohen Lemoine : Eva Joly, Joseph Stiglitz et Edgar Morin "Crise, comment éviter la rechute, et comment faire naître une nouvelle société?







Crise : Comment éviter la rechute ?
Comment faire naître une nouvelle société ?
Samedi 13 février 2010 - Grande Arche de la Défense

La crise que nous traversons depuis 2 ans semble s'atténuer, mais les interrogations demeurent. Assistons-nous à une reprise ? Ou cette apparente accalmie ne cache-t-elle pas des perspectives plus inquiétantes, des phénomènes plus graves que ceux que nous avons connu.
A-t-on tiré les leçons ? A-t-on mis en place les instruments nécessaires pour parer à une éventuelle rechute. Voici les quelques questions préalables à la tenue de ce premier débat public organisée par Eva Joly.

Introduction par EVA JOLY
Bonjour à tous,
Et tout d'abord merci à vous d'être venus si nombreux pour assister à ce colloque. En particulier, merci aux intervenants qui ont accepté de passer quelques heures de leur temps très précieux en notre compagnie, à commencer naturellement par les trois personnes qui sont déjà sur l'estrade et participeront à la première partie des échanges : M. le Professeur Joseph Stiglitz, M. le Professeur Edgar Morin, et Pierre Larrouturou avec qui j'ai réfléchi au programme de cette rencontre.
Merci également - j'aurais l'occasion de le leur redire - à M. Ronald Janssen, qui arrive de Belgique où il est Conseiller en économie auprès de la Confédération européenne des syndicats, à Mme le Professeur Joyashree Roy qui a accepté de venir tout exprès de l'Université de Jadavpur, à Kolkata, où elle enseigne et où elle a dirigé le Département de Science économique jusqu'à l'an dernier. Et à M. le Professeur Dufumier, titulaire de la Chaire d'agriculture comparée à l'Institut AgroParisTech.
Comme vous le savez, il s'agit du premier « opus » d'une série de trois débats que j'ai souhaité organiser tout au long de cette année 2010. Je suis ravie qu'on puisse profiter dans ce cadre de la seule disponibilité avant de nombreux mois du Professeur Stiglitz, puisque nous bénéficions de sa présence en Europe pour présenter son dernier ouvrage. Sans compter que l'actualité vient malheureusement confirmer tout l'intérêt de notre discussion ; je pense naturellement, en disant cela, à la situation dans laquelle se trouve la Grèce, et les attaques que subit l'Euro…
Les deux débats suivants quant à eux auront lieu chacun à quelques mois d'intervalle et devraient être organisés avec de nouveaux intervenants et dans deux villes différentes, par exemple à Bruxelles et dans un pays de l'ex-bloc de l'Est.
Je vous rappelle enfin que nous sommes en direct sur Internet, grâce à une transmission sur le site du Monde.fr, et que nos échanges seront suivis par des internautes sur Twitter, avec le mot clé « Stiglitz » pour identifier leurs propos.
Maintenant que cette précision technique a été apportée, je crois que nous pouvons passer au vif du sujet.
Si elle n'est pas sans ressemblances avec d'autres épisodes ayant émaillé notre histoire économique et sociale, il me semble que la crise que nous traversons aujourd'hui est inédite à bien des égards. Par son ampleur, d'abord ; mais aussi par l'enchevêtrement de problèmes et de difficultés qu'elle représente, des problèmes et des difficultés qui même pris isolément sont d'une importance capitale, et qui se renforcent les uns les autres tant ils sont inextricablement liés.
S'il s'agit d'une crise globale, c'est évidemment parce qu'elle touche de plein fouet l'ensemble des régions du globe, mais c'est aussi parce qu'elle remet en causes des acquis, des biens, des habitudes dont personne ou presque ne pensait, il y a peu encore, qu'ils pouvaient être remis en question. Ce n'est pas uniquement une crise financière. C'est aussi une crise économique et sociale. C'est également une crise environnementale, avec la multiplication des dangers que sont – parmi d'autres – la crise alimentaire, la crise climatique, ou l'augmentation des risques sanitaires. Sans parler des lignes de conflits qui parcourent la planète, des conflits qui ne sont pas toujours sans rapport avec tout ce qui précède…
Le « système » ne fonctionne pas bien. D'un côté, vous avez une concentration scandaleuse de richesses, de l'autre vous avez un chômage terrible qui subsiste. Le dernier rapport de l'Organisation internationale du Travail parle de 212 millions de personnes sans emploi dans le monde en 2009, soit un taux de 6.6% (au niveau mondial, c'est très important). Et il souligne deux autres phénomènes préoccupants : d'abord, l'aggravation du taux de chômage des jeunes, plus de 10.2 millions en deux ans – soit la plus forte augmentation depuis 1991. Ensuite, la part très importante de personnes en situation d'emploi vulnérable : l'année dernière, elles représentaient la moitié de la « main d'œuvre » mondiale…
Évidemment, c'est une situation qui n'est pas facile. Et au lieu de vouloir la dépasser et la transformer, vous avez plutôt une sorte de crispation généralisée, chacun essayant de conserver son propre pré carré au lieu de réfléchir sur le fond et sur le long terme. De sorte que les problèmes de dérégulation folle, d'injustice sociale ou d'inégalité ne sont guère combattus à la hauteur des enjeux. Au contraire, on a l'impression que certaines forteresses cherchent à se renforcer encore. D'un côté, vous avez un certain nombre d'acteurs qui disposent d'outils pour imposer leurs vues et se défendre eux-mêmes – depuis les réglementations qu'ils contribuent à mettre en place et les restrictions aux libertés publiques – par exemple, les atteintes à la liberté de la presse en Angleterre – jusqu'aux paradis fiscaux et légaux ou encore les pavillons de complaisance qui leur offrent un endroit où contourner encore un peu plus les règles en question. Et de l'autre, vous avez un grand nombre de personnes et de pays qui se retrouvent un peu plus encore en difficulté…
Pour résumer, ce à quoi nous sommes confrontés c'est une inquiétude essentielle et qui porte sur ce qui compose globalement nos valeurs, nos règles et nos modes de vie – sur ce que l'on appelle de manière générale notre « modèle de développement ». Il faut donc qu'on « casse » un certain nombre de choses et qu'on invente d'autres façons de procéder, autrement dit qu'on invente une nouvelle forme de gouvernance.
C'est pour cette raison, c'est à partir de ce sentiment que j'ai souhaité organiser la série de rencontres que nous débutons aujourd'hui, afin de nourrir la réflexion et le débat public et de faire émerger – peut-être – de nouvelles approches face à ces nouveaux défis. Car il me semble que nous sommes loin encore d'en avoir tiré toutes les leçons. On est d'ailleurs bien en peine à l'heure actuelle lorsque l'on s'essaie aux jeux des pronostics, ne serait-ce que pour les aspects économiques. Pour certains, la reprise est bel et bien là et il faut d'ors et déjà rentrer « dans les clous », pour respecter à nouveau les règles qu'on était censé respecter avant. Pour d'autres, on se dirige au niveau mondial vers une sorte d'atonie économique généralisée, un peu comme ce qui s'est passé au Japon. Pour les derniers enfin c'est une véritable « bombe » qui se cache sous l'apparence de reprise - je crois que même le Directeur général de l'OMC, Pascal Lamy, fait partie de cette catégorie.
D'où une première question : qui croire, et que penser de tout cela ? A quel point cette crise est-elle profonde ? C'est un peu ce à quoi la première partie de notre colloque va s'attaquer, avec le cadrage initial de Pierre Larrouturou, puis les interventions du Professeur Stiglitz sur les aspects économiques et du Professeur Morin pour élargir le débat. Puis nous chercherons à aller plus loin encore, à confronter les points de vue et les expériences pour tenter de répondre à la seconde partie de notre questionnement : Comment faire naître une nouvelle société ? Vous vous rappelez peut-être cette Pensée de Blaise Pascal : « Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité est la plus belle ». Autrement dit, il ne faut pas hésiter à ouvrir les fenêtres, à être curieux, à faire preuve d'audace plutôt que d'en rester à quelque vérité qu'on croirait unique, et seul à posséder. Je crois que c'est un peu ce que nous allons tenter aujourd'hui, en provoquant cet échange d'idées.
Alors évidemment, je vais laisser la parole à nos invités. Mais je tiens tout de même à indiquer une dernière chose.
Je me refuse à être pessimiste. Je crois qu'il est important d'être lucide, d'avoir bien en tête les défis que nous avons à affronter. Mais je crois tout aussi fortement que si nous avons bien du mal à les trouver ou tout au moins à les mettre en place, les solutions à ces problèmes existent. Ces défis ne sont pas insurmontables. Il nous faut tout simplement être créatifs. Il faut être déterminé et libre, libre de penser comme on ne l'a plus fait depuis longtemps. Si l'on s'autorise cette liberté et cette détermination, alors la métamorphose dont nous avons besoin – pardonnez-moi, Monsieur Morin, je vous paraphrase mais j'ai été très impressionnée par la tribune où vous utilisez cette notion ! – alors cette métamorphose est à portée de main. Et c'est très stimulant de penser que nous avons cela à accomplir : à nous réinventer. C'est un défi intellectuel et social comme on a peu souvent l'occasion d'en rencontrer ! Et c'est aussi une urgence et une nécessité, tant il est vrai que les gens souffrent sur cette planète devenue folle…
La comparaison a évidemment ses limites, mais je ne peux pas m'empêcher de penser à l'endroit où je travaille au quotidien, le Parlement Européen. L'Union Européenne, c'est l'exemple même de l'organe politique vivant et en constante évolution, dont les fondements ont été posés contre toute évidence et pendant une période plutôt troublée. Si ce n'est pas la preuve que tout peut évoluer, et que nous pouvons changer et faire preuve d'audace, alors je ne sais pas ce que c'est.
Cette salle a un petit côté symbolique : c'est celle où a eu lieu le dernier Sommet du G7 avant l'effondrement du Mur de Berlin et du bloc soviétique. C'était il n'y a pas si longtemps, une époque très différente de celle que nous connaissons aujourd'hui, et pourtant avec quelques points communs tout de même. Aujourd'hui nous sommes en 2010, il y a nouveau beaucoup de choses à réinventer ; mais les dangers et les risques ne sont pas les mêmes, et le système qui se retrouve au cœur de la tourmente est précisément celui qui semblait triompher il y a plus de dix ans à peine.
Il s'agit donc d'être à la hauteur du souvenir qui hante cet endroit et, plus encore, d'être à la hauteur des enjeux que je viens d'évoquer.


Première partie – Comment sortir de la crise ?

PIERRE LARROUTUROU
Économiste, ingénieur agronome de formation, a travaillé sur la répartition du temps de travail et sur la promotion de normes sociales européennes.

1 - Nous devons dire la vérité, ce n'est pas seulement une crise financière, nous risquons un « global collapse »
2 - Nous devons faire le bon diagnostic et parler de la crise du marché du travail que nous connaissons depuis près de 30 ans.
3- Nous devons agir vite, donner la priorité à l'emploi et à la justice sociale. En France, 800 000 nouveaux chômeurs depuis 18 mois, un million de personnes qui arrivent en fin de droit en 2010.

Dire la vérité
La Société Générale a informé récemment (Le Telegraph, 18 novembre 2009) ses plus gros clients d'un risque de « global collapse », mais cette information est restée confidentielle…
Il y a actuellement 2 bombes :
- La dette aux USA (en 18 mois, 2006 – 2007 + 2440 milliards de $)
- Le crédit distribué par la Chine qui se réduit (source le Figaro éco du 20/01/10) la Chine n'achète plus de bons du Trésor américains, depuis 4 mois consécutifs elle est vendeur net de titres américains, même si pour l'instant elle reste l'investisseur n° 1 avec 790 milliards de $ en bons du Trésor.
- Globalement l'augmentation considérable de la dette se traduit par des niveaux de croissance très médiocres (-2,4% aux USA).

Face à cette double menace, le scénario le plus optimiste est celui du Japon avec une croissance molle de 1% en moyenne.sur 1998 – 2008 (et - 6 % en 2009).

Sortir du cercle infernal ?
Sortir du déficit en réduisant les dépenses, donc en retombant en récession
Ou creuser le déficit en accumulant une dette insoutenable pour maintenir un peu de croissance ?
Nous continuons à maintenir sous perfusion un malade atteint d'hémorragie interne.

D'où vient cette crise ?
Nous pouvons dater le début aux années 80, avec l'arrivée de Reagan et de Thatcher au pouvoir. Cette arrivée coïncide avec la suppression de règles sociales qui avaient été établies après la seconde guerre mondiale. C'est l'apparition de la « liberté » individuelle au détriment du reste sur la base des travaux d'Hayek, Friedman.
En moins de 30 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises en pourcentage du PIB est passée de 67 % à 57 %.
C'est la dette qui se substitue alors aux revenus du travail. Il y a déflation par manque de demande. Dès juillet 2003, la BIS soulignait le risque d'une récession mondiale par manque de consommateurs : « comme un avion qui vole trop lentement ».
Le modèle néo-libéral a compensé par des emprunts ce que les gens n'avaient plus grâce à leurs salaires.

Faire le bon diagnostic
Ce n'est pas une crise financière, c'est avant tout le chômage, la précarité qui ont créé cette crise.
La face émergée de l'Iceberg : c'est la crise financière, des monnaies, des changes et de la régulation.
La face immergée c'est celle du chômage, de la précarité, des inégalités, de la cupidité.
Agir vite
Tout est à reconstruire comme en mai 1944 lors de la conférence de Philadelphie, avec pour principale priorité : l'Emploi.
Cette conférence (qui a eu lieu avant les accords de Bretton Woods) affirmait les principes fondamentaux :
- Le Travail n'est pas une marchandise
- La pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous
Convaincue qu'une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence reconnaît l'obligation solennelle de réaliser :
- La plénitude de l'emploi et l'élévation du niveau de vie
- La possibilité pour tous d'une participation équitable aux fruits du progrès en matière de salaires, de durée du travail et autres conditions de travail, et un salaire minimum vital

JOSEPH E. STIGLITZ
Prix Nobel d'économie en 2001. Ancien conseiller de Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque Mondiale, il est connu pour ses critiques du système économique et financier international, ainsi que celles du FMI et de la Banque Mondiale.

Nous traversons une crise économique majeure. La préface de mon livre « Le triomphe de la cupidité » se nomme : « free fall » (chute libre). Aujourd'hui, nous avons perdu tout respect pour nos anciens gourous économiques. Nous ne savons plus vers qui nous tourner.
On détourne souvent l'attention en attirant les foules sur le rôle des individus, voyous coupables ou héros qui vont nous sauver, mais nous ne résoudrons rien ainsi.
Nous faisons face à un véritable désastre qui ne touche pas seulement l'économie américaine.
Les idées qui nous ont fait couler à pic, font partie intégrante de notre constitution. Si nous ne pouvons pas nous entendre sur les réponses à ces questions, nous ne pourrons pas nous mettre d'accord sur ce qu'il faudra faire pour en sortir.
La crise n'est pas un cataclysme qui serait arrivé par fatalité sur les marchés financiers. C'est une fabrication humaine que Wall Street s'est infligée ainsi qu'au reste de l'humanité.
Rappelons les chiffres cités par Eva Joly tout à l'heure : 65 milliards de bonus pour un millier de traders, 100 milliards pour l'aide à 2 milliards d'individus. 180 milliards ont été accordés à une seule Compagnie, AIG, pour la sauver de la faillite ; il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
Sur tous ces sujets majeurs, il n'y a pas eu de discussion ni de débat public.
En 2010, 2 à 3 millions d'américains auront perdu leur maison.
Il s'agit d'un problème social et économique. Avant la crise, la lutte contre le réchauffement planétaire devait nous conduire à investir dans de nouveaux emplois, de nouvelles créations de richesse. Aujourd'hui, nous nous retrouvons confrontés à un problème plus large sur la manière dont le système fonctionne, les défis sont toujours là, et ils sont encore plus importants. Nous continuons à mettre de l'huile dans une voiture qui fuit.
Prenons l'exemple de la bulle High-tech et de son effondrement qui s'est traduit en récession, nous revivons la même chose avec la bulle de l'immobilier (dont l'effondrement a démarré à l'été 2007 et non le 15 septembre 2008).
Cette nouvelle bulle a conduit les Américains à vivre complètement au-dessus de leurs moyens avec un niveau d'endettement dépassant de loin la valeur de leur bien immobilier, du fait de la chute des prix.
Le revenu des Américains ne fait que décroître depuis une décennie et cela n'atteint pas que les plus pauvres, mais bien l'ensemble des classes moyennes.
La croissance de nos économies depuis plus de 10 ans s'est développée sur une montagne de dettes.
La dette c'est le résultat de la poursuite de dépenses déconnectées de la création de richesses, nous avons vécu comme si nous étions de plus en plus riches. Tout le monde est endetté y compris les gens qui ne sont pas solvables.
Les règles du jeu sont encore moins transparentes qu'auparavant. La Réserve Fédérale, le gouvernement rachète tout, mais cela va se traduire par un problème majeur sur le plan fiscal et monétaire.
La faiblesse de notre économie, l'ampleur du chômage va bien au-delà des chiffres officiels qui ne tiennent pas compte de ceux qui ne cherchent même plus de travail. Ces chiffres cachent également le million d'américains qui sont en « maladie » plutôt qu'inscrit comme demandeurs d'emplois. En réalité, un américain sur cinq souhaiterait un emploi à temps plein mais n'en trouve pas. De plus en plus d'individus sont concernés. Je n'ai pas parlé des millions d'individus qui sont en prison et de tous ceux qui abandonnent.
Ce qui se passe au niveau d'économie américaine influe sur le reste de l'économie, le risque devient majeur en Asie.
En Europe, si la Grèce et les autres pays en difficulté coupent dans leurs dépenses, le risque de récession devient majeur.
Alors que c'est plus que jamais nécessaire d'investir dans la Santé, l'éducation, la technologie, les infrastructures, les nouvelles énergies... C'est sur le Long Terme qu'il faut miser avec un ROI de 5 à 6 % et alors la dette finira par devenir moins grande.
Il faut cesser de focaliser sur la dette, elle nous empêche de voir plus loin. Il faut arrêter également d'investir pour des armes contre des ennemis imaginaires. La guerre en Irak a déjà coûté plusieurs milliers de milliards de dollars au bénéfice de qui ?
Pour régler le problème de la Dette, il y a trois options
1 - Laisser repartir l'inflation, mais « cela ne plaît pas aux créanciers » car ils vont alors perdre de l'argent sur les crédits ;
2 - Restructurer les dettes -publique et privée- y compris en ayant recours au mécanisme de la liquidation, mais « les banques n'aiment pas cela, car c'est une façon de reconnaître qu'elles ont mal fait leur travail » ;
3- « Passer au travers en fermant les yeux », comme cela s'est fait au Japon dans les années 90. Et prévoir un « retour à un niveau d'emploi normal en 2015, pas avant », le tout avec une croissance compris entre 0 et 1% par an.
Cette troisième option est certainement celle que les politiques vont privilégier.

La crise va changer la science économique. Deux issues sont possibles, soit nous réussissons à prendre les bonnes décisions, pas les plus commodes politiquement ou socialement, soit nous prenons les plus mauvaises et laissons perdurer le comportement prédateur qui nous ont amené à ce désastre et nous arriverons à une société encore plus divisée, une économie plus vulnérable aux crises. « Mon objectif ici est d'aider à se faire une meilleure idée de l'ordre mondial d'après crise qui finira par apparaître, pour mieux comprendre comment ce que nous faisons aujourd'hui contribue à modeler le futur, pour le meilleur ou pour le pire ».
Nous devons travailler à créer une nouvelle gouvernance démocratique, ce que je développerai tout à l'heure dans la seconde partie du débat.

EDAGR MORIN
Sociologue et philosophe. Il préside l'Institut International de Recherche Politique de Civilisations. Penseur de la complexité, de l'Homme, du Monde, de la Société. Il a travaillé sur l'émergence de ce qu'il qualifie de « conscience de la communauté de destin terrestre ».

Nous vivons une crise de la mondialisation d'une ampleur inégalée. Une des crises précédentes a débouché sur un désastre planétaire avec l'arrivée de Hitler.
Aujourd'hui, une des manifestations notables de cette crise globale est le refus culturel de l'occident.
Il s'agit en fait d'une crise du développement de l'occidentalisation qui se conjugue avec la crise de la biosphère. Nous assistons à un processus suicidaire avec la manière dont nous gérons nos ressources naturelles, dont on dégrade notre environnement avec notamment la crise de l'urbanisation, les flux migratoires qui quittent les campagnes pour les bidons villes, les phénomènes de rejet entre nations, les guerres de civilisation.

La crise de la politique, l'impuissance généralisée à l'échelle de la planète, le cloisonnement des savoirs contribuent eux aussi au développement des autres crises.
La perte de la Culture, des cultures, la réduction de la Pensée à l'économie, au calcul, la croyance en la croissance, autant de zones d'ombre qui traduisent notre incapacité à penser les problèmes globaux et les phénomènes fondamentaux.
Ne rejetons pas en bloc ce modèle de développement car il a apporté de bonnes choses, des droits humains, la démocratie, des zones de prospérité… Cependant, ces zones de prospérité côtoient des zones de misère, une misère qui s'installe et chasse la pauvreté. Une formule standard a été appliquée à des cultures autres, sans tenir compte de leurs valeurs. Cette hégémonie a détruit les formes de solidarités traditionnelles.
Nous avons assisté au développement de l'individualisme et de la cupidité.
Le modèle de l'occident malgré ses qualités indéniables comporte des zones aveugles, il ignore les singularités et leurs vertus.
Il se traduit par un vide moral, un malaise profond celui qu'évoquait Freud dans son « Malaise dans la civilisation » qui associait la pulsion de mort au capitalisme triomphant.
Cette crise touche donc au fond même de la vie. Notre Terre est comme un vaisseau spatial lancé à toute vitesse grâce à ses quatre moteurs : la Science, la Technique, l'Economie, le Profit. Or aucun de ces moteurs n'est contrôlé.
À cela s'ajoute le danger intérieur, celui dont parlait Ivan Illich, notre ennemi le plus dangereux est nous-même ou réside en chacun de nous. C'est la contrepartie de notre faculté d'agir. Celle qui nous permettra aussi d'inventer des solutions, j'y reviendrai dans la seconde partie.
Edgar Morin, J. Stiglitz, Eva Joly, Pierrre Larrouturou

Seconde partie - Comment faire naître une nouvelle société ?

J. E. STIGLITZ
Commençons par le triptyque « Men, Means, Ends » (les Hommes, les Moyens, les Fins).
Avons-nous besoin de mesurer le PIB (GDP) ou cherchons-nous à développer le bien-être des êtres humains.
Des points de vue s'affrontent, pourquoi ne mesurer que les dépenses au lieu de regarder les recettes. Nous parlons des dépenses de santé, mais quels en sont les bénéfices produits par ces dépenses ?
C'est la même chose quand on regarde le poids de l'industrie du tabac et les dépenses de santé liées au cancer, ou encore à l'augmentation de l'obésité, tous ces éléments de destruction de notre bien-être entrent dans le calcul du PIB.
Sommes-nous capables de créer un modèle de développement soutenable qui aille au-delà de la consommation matérielle ?
Nous devons reconnaître que sur le plan psychologique et sociologique, le travail, ses conditions de réalisation, son intérêt, sont plus importants que « l'incentive »( les bonus des traders). Les rapports sociaux, les liens nous importent plus que la satisfaction des besoins fondamentaux. Or le travail nécessaire pour répondre à ces besoins basiques s'est considérablement réduit. Nous devrions pouvoir bénéficier des dividendes du progrès technologique.
Des deux côtés de l'Atlantique, les aspirations et les évolutions diffèrent.
Aux US, les gens travaillent plus qu'avant et globalement, ils consomment de plus en plus de biens ; en Europe c'est plutôt les loisirs qui se sont développés.
Notre niveau actuel de consommation matérielle n'est plus soutenable à l'échelle planétaire. Enfin nous ne payons pas le juste prix de ces biens, à l'exemple du prix de la tonne de CO2 beaucoup trop faible. Or, si nous ne payons pas le juste prix, d'autres éléments de l'écosystème paient pour nous.

Ces sujets devraient nous concerner tous. Le Marché n'est pas efficient, il n'amène pas la justice sociale. Nous avons besoin de régulation et d'action collective, qu'elle soit gouvernementale ou non gouvernementale. Il faudra revoir les mécanismes de la société, être vigilant sur le fait que toute innovation n'est pas bonne en soi : regardez les produits dérivés, regardez comment l'innovation financière s'est employée à déjouer les normes comptables conçues pour assurer la transparence du système financier.
Les gouvernements doivent agir, sur la production de connaissances : éducation, recherche fondamentale... Les grandes avancées sur les télécommunications sur Internet, sur la recherche médicale se sont faites au niveau des États pas du secteur privé. Faisons en sorte que les gouvernement soient plus efficaces, plus responsables, ne nous trompons pas d'enjeu, par exemple la Propriété Intellectuelle restreint l'accès à la connaissance. Ne faisons pas appel aux mêmes plombiers que ceux qui ont mis en place des installations défectueuses, or c'est ce que fait notre gouvernement avec les conseillers économiques ou financiers.
Nous sommes dans une sorte de « New Death Experience », celle qui nous conduit à nous poser vraiment la question : quelle société voulons-nous ?


Joyashree ROY
Elle enseigne l'économie à l »Université de Jadavpur en Inde. Spécialiste de l'économie et du développement, des ressources naturelles, de l'environnement et du climat, elle a participé aux travaux du GIEC. Ses études portent sur les questions de la santé, de l'eau, de la demande en énergie et de la gestion des ressources naturelles indiennes.

Dans quel paradigme sommes-nous aujourd'hui ? Allons-nous vers une demande illimitée ? Nous avons une vision partielle des crises, liée en partie à la duplication du modèle dominant actuel dans des contextes très différents de ceux de l'occident.
Les différentes bulles spéculatives qui se sont succédées ces dernières années démontrent une crise profonde de la gestion des biens communs. L'autre facette majeure de cette crise est le chômage qui partout est exceptionnellement élevé.
Nous devons redéfinir ce qu'est la notion de propriété.

Nous devons mettre en place une Gouvernance Globale pour gérer les investissements, l'accès à l'eau, à un air de qualité, pour l'accès de tous à la santé. Les nouveaux indicateurs de développement doivent prendre en compte ces ressources naturelles et vitales. Ils doivent mesurer la possibilité pour tous d'une consommation soutenable de l'ensemble de ces ressources.


Marc DUFUMIER
Ingénieur agronome, Titulaire de la Chaire d'Agronomie comparée à l'Institut AgroParisTech. Il est spécialiste reconnu des problèmes de développement agricole en France et à l'étranger.
Mettre fin à la faim.Nourrir les paysans du Sud.
Après les chiffres, les inégalités.
« Qui a faim ? plus d'un milliard d'habitants. Près de deux milliards souffrent de carences alimentaires. C'est-à-dire tous ceux qui n'ont pas 2 200 Kcal/jour, soit environ 200 kilos d'alimentation végétale à produire par habitant et par an.
Nous produisons aujourd'hui 330 kilos/hab/an. Que fait-on de l'excédent ? On nourrit le bétail pour faire de la viande pour certains et l'on fabrique des biocarburants pour mettre dans les voitures.

Qui a faim ? Quelques-uns dans les pays du Nord, beaucoup dans ceux du Sud et pour les trois-quarts, ce sont des agriculteurs. » Aujourd'hui, beaucoup d'entre eux sont dans des bidons villes et ont quitté les campagnes.
Un paysan qui travaille à la main peut produire 500 kg de céréales par an.
Dans l'agriculture productive, un agriculteur, avec ses machines, produit sur 100 hectares : 500 tonnes (5 tonnes à l'hectare).
Si l'on considère que les 4/5 de l'agriculture intensive sont de la valeur perdue (coût énergétique, eau, engrais…), il reste un ratio de 1 à 200 entre celui qui produit à la main et celui qui produit de manière industrielle. Or sur le marché de Dakar, le sac de riz est vendu au même prix, qu'il provienne de Casamance ou de Thaïlande ou de Camargue… Cela ne laisse plus aucune chance de survie à celui qui produit son riz à la main et localement.
Ma proposition pour rétablir la valeur du travail des agriculteurs du Sud et les nourrir : remettre à plat le système du commerce mondial, quitte à rétablir les droits de douane.
Les Pays du Sud doivent protéger leur agriculture vivrière par des droits de douane comme l'ont fait les Européens à la sortie de la dernière guerre.
L'erreur dramatique de l'Europe a été de poursuivre cette politique sur ces excédents encore aujourd'hui, cela devient du dumping et c'est insoutenable : celui qui perçoit la subvention c'est aussi le plus compétitif.
Pourquoi ne pas réorienter notre agriculture pour produire localement les céréales qui nourrissent notre bétail (plutôt que de l'importer du Brésil et de détruire les agricultures locales vivrières des pays du Sud).
Nous devons revoir toute la copie, relocaliser quand c'est possible, protéger quand c'est nécessaire, alors que les ressources existent pour nourrir toute la planète.


RONALD JANSSEN
Economiste, Conseiller de la Confédération Européenne des Syndicats pour les questions liées au marché du travail et à la politique de l'Emploi.

Les solutions ? un New Deal Social en Europe que je développerai en 4 points.
1. Remettre la demande sur ses pieds par le secteur public et pas en s'appuyant uniquement sur le secteur privé.
2. Une nouvelle politique de l'Emploi et du Travail , des nouveaux emplois et un partage du travail, des nouveaux secteurs à développer (Habitat, Transport, loisirs…).
3. Développer une approche protectionniste en Europe, faire en sorte que les salaires y soient harmonisés : à travail égal salaire égal.
4. Renforcer le rôle et l'action collective des états : coordonner les politiques fiscales à l'échelle de l'Europe. Créer des fonds d'investissements européens, des investissements publics avec de l'argent public. Avoir une politique monétaire et économique coordonnée et concertée à l'échelle de l'Europe.



PIERRE LARROUTUROU

Suite de la présentation exposée en première partie.
Construire un nouveau contrat social

Pour cela, 7 points sont à développer
1. Stopper l'hémorragie, comme en Allemagne
Notamment celle du chômage, en réduisant massivement le temps de travail et en compensant la perte de salaire.
En Allemagne en 2009, malgré une récession de -5%, 220 000 chômeurs de plus en 18 mois.
En France sur la même période : 800 000 chômeurs de plus avec une récession de -2,3 %. Or la durée moyenne du travail est descendue à 27,1 heures outre-Rhin (source BNP Paribas octobre 2009), elle est toujours de 39 heures en France.
2. Sécuriser les chômeurs, comme au Danemark. 90 % du salaire accordé pendant 4 ans (Flexisécurité).
3. Lutter efficacement contre l'évasion fiscale
4. Réguler réellement les banques et les monnaies
5. Réguler le commerce mondial.
L'évolution des coûts salariaux en Chine a augmenté régulièrement jusqu'en 1996, date de son entrée dans l'OMC. Depuis cette date, ces coûts n'ont cessé de baisser avec une dégradation parallèle des conditions de travail. Aujourd'hui l'Europe est le premier client de la Chine, elle doit faire pression sur elle. Nous devons construire les règles du jeu.
6. Développer de nouvelles activités.
Face à l'urgence climatique et à la crise pétrolière, nous devons mettre en oeuvre ce qui est préconisé dans le rapport Stern qui permet la création de 300 000 empois en France. Or, il évalue à 18 milliards l'investissement nécessaire, et la France n'y consacre que 200 millions d'Euros.
Pour résoudre la crise du logement : investir le Fonds de réserve des retraites dans la construction, cela représente 200 000 emplois de plus.

7. Négocier un autre partage de la productivité. Si le chômage est la cause principale de la crise, quelle est la cause principale du chômage ?
Ce n'est pas la mondialisation :
La production industrielle est passée de 100 à 111 depuis 2003.
Ce n'est pas un problème de compétitivité, bien au contraire.
En France, celle-ci a considérablement augmenté, elle a augmenté d'un facteur 10 en PIB par actif occupé, entre 1820 et 1990, et de manière très significative depuis les années 50/60.
Ce que les politiques semblent ignorer c'est la deuxième révolution, celle que nous connaissons depuis une trentaine d'années. Regardons l'image des « Temps Modernes » pour la première et celle du robot sur la chaîne de production aujourd'hui. Actuellement il n'y a plus personne autour de la chaîne.
Aux USA aussi, le temps de travail diminue. Depuis 1965, il est passé de 41,2 heures hebdomadaires à 40,7 dans le secteur industriel et de 38,6 heures à 33,7 heures pour la totalité de la population active.
En France, nous sommes encore à plus de 39 heures… C'est le débat interdit depuis 20 ans. On est bloqué. La croissance ne s'est pas accompagnée d'une réduction du chômage, car on ne sait pas partager le travail et bénéficier de ces gains de productivité.
En Allemagne, le débat renaît, avec la proposition du syndicat IG Metall d'aller vers la semaine de 26 heures (février 2010). En Belgique (janvier 2010) et en Italie (janvier 09), on négocie la semaine de 4 jours.

EDGAR MORIN

Le problème posé par toutes les crises : peut-on changer de voie ?
Le changement commence par une déviance, tous les grands changements qui ont lieu dans l'histoire humaine ont été initiés par des « déviants » (Boudha, Jésus Christ…).
Nous devrons changer la structure de pensée, changer la culture.
Concilier la Mondialisation et l'Anti-mondialisation
La communauté de destins, l'unité d'une part et la diversité, l'agriculture de proximité d'autre part.
Concilier croissance et décroissance.
Croissance des énergies vertes, de l'économie verte, de la solidarité et décroissance de l'économie du jetable, du consumérisme.
Il faut penser au-delà du développement, dépasser ce modèle en conservant ce qu'il a de meilleur, la symbiose des civilisations et des cultures, petites et grandes.
Nous sommes dans une conjonction de voies multiples, il n'y a pas de porte unique mais des milliers de chemins qui y conduisent.

La nouvelle voie sera celle qui rendra l'ancienne obsolète. Le commencement ne se fera pas autour d'une table ronde, il va naître de milliers d'initiatives, partout, qu'il faudra faire connaître. Ce sont des réformes solidaires, une métamorphose, peut-être une transformation radicale. Plutôt une continuation de la culture.
Il nous manque encore la conscience commune de l'humanité, l'espérance d'une autre voie.
Si l'on reprend les trois utopies récentes, le Communisme cherchait à mettre en communauté, le Socialisme pensait les rapports sociaux, l'Anarchisme les relations entre les hommes. Les révoltes, les aspirations, les marginaux, c'est ce qui met en mouvement la société. Les crises sont la possibilité du pire comme du meilleur.

Pensons le Méta système, la « métamorphose ». Conjuguons optimisme et pessimisme : l'opti-pessimisme, dans l'action comme dans la pensée. Méfions-nous des annonceurs de catastrophe comme des euphoriques.
Espérance d'une nouvelle façon de penser et d'une multiplication de réformes.

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.» F. Hölderlin.

Conclusion d'EVA JOLY

Nous venons de vivre un moment extraordinaire et exceptionnel.
Nous avons vu que le « sauvetage » n'a rien réglé. Quelle régulation ? Quelle concertation des régulateurs nationaux en Europe.
Nous devons trouver la voie, les multiples voies, ce sont nos objectifs à Europe Ecologie.



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